Trouble nostalgie
Oui, la déception est amère. Il y a trente ans, l’aube fut pourtant magnifique, sereine, joyeuse comme l’espérance. Une brèche dans la nuit berlinoise, un pouvoir exsangue qui rangeait ses fusils, une foule tranquille qui marchait vers la liberté, le violoncelle de Rostropovitch qui résonnait en volutes aériennes : au matin d’une historique démolition, d’Est en Ouest, la chute du Mur laissait enfin passer la lumière. Trois décennies plus tard, le rêve d’une démocratie triomphante s’est dissipé. Les nationalismes sépia ont repris des couleurs, les populismes menacent le droit des gens, l’inégalité jette une ombre sur la liberté, les féodalités financières tiennent le haut du pavé. Délivrés de la peur du rouge, les nouveaux seigneurs se pavanent. Le Mur une fois tombé, les murs ont proliféré, non plus pour interdire aux individus de sortir, mais pour les empêcher d’entrer. On dira que c’est le même hommage aux démocraties : hier, les réfugiés venaient de l’Est en quête de liberté et de prospérité, aujourd’hui ils viennent du Sud, dans ces vieux pays dont on dit tant de mal. Mais il s’agit bien, même si l’on ne peut les mettre sur le même plan, de deux obstacles à la liberté, comme le montrent nos reportages. Un temps illuminée, l’histoire est redevenue tragique.
Alors on évoque une trouble nostalgie : elle existe. Certains ex-Allemands de l’Est se prennent à regretter un ordre tyrannique mais protecteur ; la dureté de la société marchande ravive l’utopie d’une société sans classes ; on agite de nouveau, dans les cercles alternatifs, l’espoir d’une vie austère et égalitaire. Le communisme, disent les plus radicaux, a manqué son affaire, mais l’idéal communiste d’une humanité réconciliée demeure. Sentiment légitime. Mais sentiment trompeur. La chute du Mur, c’est d’abord la chute du communisme. Autrement dit, ce n’est pas tant le commencement d’une espérance – la liberté est précieuse mais vite décevante – que la fin d’un cauchemar. Confrontée aux réalités du capitalisme, la mémoire du «socialisme réel» s’efface. Devant les menaces d’avenir, le souvenir du passé s’estompe. Pourtant
les réalités historiques sont toujours là, têtues. Quand Lénine prend le pouvoir, au début de cette histoire de sang, on croit à un lever de soleil. Mais très vite, la réalité de la révolution d’Octobre apparaît (sauf à ceux qui ne voulaient pas la voir). Un coup d’Etat de rencontre qui tourne à la dictature sans frein. Un parti militarisé qui confisque le grand idéal socialiste, élimine toute opposition, tue sans retenue et impose à la société son projet totalitaire. Staline puis Mao portent l’utopie meurtrière à son paroxysme. Des dizaines de millions de morts, un univers de barbelés et d’humiliation, des apparatchiks impitoyables, une collectivisation aberrante qui finit par asphyxier ces forces productives qu’on devait libérer, l’esprit renvoyé au cachot, un parti qui devient tout et des travailleurs, plus rien, des peuples transformés en cobayes du «socialisme scientifique» qui n’est qu’un nivellement sanglant et dogmatique. L’idéal fraternel du socialisme, enfin, trahi et défiguré. La démocratie de marché est un enfer, disait la propagande du régime, et le communisme un paradis naissant. Mais les mêmes régimes ont dû construire un mur pour empêcher les peuples de fuir le paradis pour se réfugier en enfer. Seul geste rédempteur : ce sont des communistes qui ont autorisé la fin du communisme. Les ouvriers polonais avaient trouvé la faille avant que le vrai héros de toute cette histoire, Mikhaïl Gorbatchev, ne sonne le glas du système en décidant qu’on ne tirerait plus sur le peuple. S’interdisant de tuer, le communisme épuisé a prononcé sa propre mort. Ainsi ce n’est pas la nostalgie qui doit dominer. C’est une nouvelle espérance, débarrassée des illusions staliniennes. Dans la liberté retrouvée, incertaine et imparfaite, minée par les puissances financières et les nationalismes revigorés, les peuples peuvent encore retrouver le chemin de l’idéal. Non celui d’une utopie sortie tout armée de la tête des démiurges de l’histoire. Mais un patient cheminement vers plus de justice, plus de respect pour l’humanité et la nature, loin du communisme cadenassé, autant que du capitalisme financier sans âme. •