«Empêcher les gens de partir est devenu quelque chose d’obsolète»
Historien de formation, spécialiste des relations internationales, Pierre Grosser enseigne à Sciences Po-Paris. Il est également l’auteur de livres qui jettent des passerelles entre les continents et les époques, comme L’histoire du monde se fait en Asie (Odile Jacob). En 2009, il était revenu sur 1989, année historique qu’il revisite à nouveau. Trente ans après 1989, l’idée même du mur comme projet et objet politique a-t-il de l’avenir ?
Le mur de Berlin avait une grande spécificité : il empêchait les gens de fuir. Aujourd’hui, les murs que l’on bâtit empêchent les gens d’arriver. Il reste la Corée du Nord où il n’y a pas de mur [seulement une zone de démarcation encore militarisée, ndlr]
mais d’où il est très difficile de s’en aller. Empêcher les gens de partir est devenu quelque chose de largement obsolète.
A l’époque du bloc de l’Est, il y avait un peu de migrations, mais c’était compliqué de sortir car il y avait la crainte que la famille reste en otage et soit menacée pendant que l’on s’absentait. Derrière le rideau de fer, il y avait malgré tout des formes de solidarité, des mouvements de jeunes, de femmes, du tourisme. Aujourd’hui, les démocraties, les pays riches se barricadent ?
C’est ça. Une partie de l’effondrement de l’Union soviétique, de la Yougoslavie montre la fin des formes de solidarité. On le voit dans le discours néolibéral aujourd’hui : les riches peuvent faire ce qu’ils veulent. Depuis les années 80, il y a beaucoup d’interrogations sur la solidarité avec les pays du Sud. Le nouvel ordre économique international, l’idée de créer une sorte de grand plan Marshall, le projet keynésien au niveau mondial comme l’en
Un militaire de la RDA face à des Allemands de l’Ouest assis sur le Mur, le 10 novembre 1989.
les sociaux-démocrates dans les années 70 sont morts dans la décennie suivante. Quand on observe la fin de l’Union soviétique, finalement, ce sont les riches qui ne veulent plus être avec les pauvres alors que l’on avait prévu que ces derniers allaient se révolter : ce sont les pays baltes qui quittent en premier l’URSS. Même chose pour la Yougoslavie : quand les événements démarrent au Kosovo en 1981, on estime que cette région enclavée, à dominante musulmane, avec une démographie forte va sortir de la fédération. Mais c’est la Slovénie, puis la Croatie, les Républiques les plus riches, qui abandonnent en premier le giron yougoslave. Quand on regarde la Catalogne, c’est un peu ça, de même que l’Italie du Nord il y a déjà une vingtaine d’années. Aujourd’hui, nous sommes face à une vraie crise de la solidarité à
de nombreux niveaux qui questionne beaucoup.
Trente ans après la chute du Mur, alors que l’on pariait sur l’avènement d’une ère de la démocratie, nous constatons son recul…
Il a démarré dans la moitié des années 90. Le qualificatif «illibéral» est né en 1997 dans un texte de l’auteur Fareed Zakaria. Je me souviens qu’alors, je répertoriais le vocabulaire qui changeait : «démocratie dégradée, inachevée, populisme contre technocratie». Après avoir suivi l’extension de la démocratie, on assiste maintenant à la promotion de l’autoritarisme qui est un vrai phénomène en Russie, aux EtatsUnis, en Chine. Le problème aujourd’hui vient du fait que l’on n’a pas beaucoup de modèles démocratiques desquels on peut s’inspirer. Des dizaines de transformations sociales, technologiques ont fait que les concepts de
nation, d’Etat, de représentation, etc. théorisés à la fin du XIXe siècle ne fonctionnent plus. On en a pris conscience dans les années 70-80. Et les choses s’aggravent parce que personne ne sait comment résoudre ces défis, ce qui est inquiétant.
La mentalité de la guerre froide a-t-elle fait son retour avec la politique étrangère de Trump, avec une Russie que vous décrivez comme «revanchiste» face aux avancées de l’Otan vers l’Est ?
Le débat démocratie contre non-démocratie a repris de la vigueur. Stratégiquement, en termes de têtes nucléaires, certes à des niveaux moins importants qu’aux temps de la guerre froide, nous sommes toujours dans un système de parité entre Américains et Russes. Et les Etats s’affranchissent des mécanismes de maîtrise des armements qui s’étaient instituvisageaient