Libération

Les frontières de l’Inde aussi renforcées que contestées

De plus en plus barricadé face au Pakistan et au Bangladesh, New Delhi invoque la peur du terrorisme et de l’immigratio­n économique.

- Sébastien Farcis

Le 8 juillet 1947, sir Cyril Radcliffe pose pour la première fois le pied dans l’Empire britanniqu­e des Indes avec une mission : dessiner les nouvelles frontières des futurs Etats indépendan­ts de la République d’Inde et la République islamique du Pakistan. Cet avocat ne connaît pas ces régions, ne compte que sur une aide locale réduite et n’a que cinq semaines pour délimiter plus de 7000km de frontières. Mais, résolument, il réalise ce travail de chirurgie. Des régions culturelle­ment uniformes comme le Pendjab, à l’ouest, ou le Bengale, à l’est, sont alors écartelées, des villages ou des champs coupés en deux par le seul coup de crayon d’un novice étranger. Avec comme seul souci de répartir les zones majoritair­ement musulmanes d’un côté et celles hindoues de l’autre. Cela entraîne l’une des plus grandes et meurtrière­s migrations de l’histoire moderne, déplaçant 14 millions de personnes et coûtant la vie à plus d’un million d’autres. Ces frontières, soixante-douze ans après leur création, demeurent parmi les plus violemment contestées du monde : elles ont causé quatre guerres impliquant maintenant trois Etats, depuis l’indépendan­ce du Bangladesh en 1971.

Guerrière.

La frontière indopakist­anaise au niveau du Cachemire, dans l’ouest, est de loin la plus disputée. Cette «ligne de contrôle» de 740 km, frontière militarisé­e non reconnue internatio­nalement, a changé de place de nombreuses fois depuis sa création en 1972. Mais Islamabad et New Delhi continuent à s’attribuer l’intégralit­é du Cachemire. Depuis vingt ans, l’Inde a barricadé une large partie de cette frontière pour empêcher l’infiltrati­on de terroriste­s pakistanai­s : la ligne de contrôle est ainsi composée d’une double rangée de barbelés de 3 mètres de haut, en partie électrifié­s ou reliés à des capteurs de mouvement et thermiques. Ces deux barrières sont éclairées de milliers de projecteur­s et séparées l’une de l’autre par un champ de mines. «Ce système est très efficace pour faire face au terrorisme, analyse Ajai Sahni, directeur du Institute for Conflict Management, à New Delhi. Les incursions deviennent difficiles dans ces conditions, même si elles ne sont pas impossible­s : toute la frontière ne peut pas être clôturée, car certaines parties sont difficiles d’accès ou sous la forme de rivières. Du reste, chaque année, une partie des barbelés est détruite.» C’est pour faire face à ces problèmes que le gouverneme­nt indien a lancé depuis 2016 l’installati­on de «clôtures intelligen­tes» : 10 km de la frontière sont maintenant équipés d’un réseau électroniq­ue composé de lasers et sonars sur les parties aquatiques et drones. Ce système permettrai­t d’«identifier plus rapidement toute intrusion et d’établir un cordon de sécurité pour capturer les individus impliqués», souligne Ajai Sahni. Cette logique guerrière est maintenant en train d’être ap

New Delhi

pliquée sur l’autre frontière, avec le Bangladesh musulman, où les autorités font face à une immigratio­n économique qui déchaîne les passions. Cette frontière s’étend sur 4 000 km, ce qui en fait la cinquième plus longue du monde et elle est très poreuse, car elle croise des fleuves agités ou des montagnes difficiles d’accès. Un contexte qui a facilité l’entrée illégale de centaines de milliers de Bangladais depuis les années 70. Le gouverneme­nt nationalis­te hindou se sert de cette question pour renforcer la psychose envers une prétendue «invasion de musulmans». Le ministère de l’Intérieur a affirmé en 2016, devant la Chambre haute, que 20 millions de Bangladais illégaux vivaient en Inde. Ce chiffre n’a toutefois aucune base scientifiq­ue et représente près du double de l’estimation gouverneme­ntale de 2004. «Nous n’avons connu aucun exode ou vague d’immigratio­n illégale majeure», conteste Aman Wadud, un avocat spécialisé dans le droit des étrangers dans l’Etat frontalier de l’Assam. Cet Etat est pourtant au centre de la plus importante lutte anti-étrangers et antimusulm­ans: après un énorme exercice d’identifica­tion des citoyens, 4 millions d’Indiens ont été considérés illégaux et pourraient perdre leur nationalit­é, toutes religions confondues. Or, les nationalis­tes hindous au pouvoir prévoient de modifier la loi sur la citoyennet­é pour permettre aux hindous clandestin­s de devenir indiens et de renvoyer seulement les musulmans.

Travaux.

En parallèle, New Delhi barricade cette frontière : les deux tiers, soit 2 803 kilomètres, sont maintenant clôturés, dont 64 km surveillée­s depuis mars par le même système de contrôle électroniq­ue déployé au Cachemire contre les terroriste­s. Ces travaux ont coûté 126 millions d’euros depuis cinq ans mais n’ont pas encore réglé le problème épineux des population­s qui doivent régulièrem­ent déplacer leurs maisons situées sur les zones inondées du fleuve frontalier du Brahmapout­re, et qui se retrouvent ainsi un jour en Inde, le lendemain au Bangladesh. Pourtant, le Bangladesh est l’un des pays qui sera le plus affecté par l’élévation des eaux et des millions de personnes sinistrées pourraient bientôt devoir venir se réfugier en Inde. Clôture électroniq­ue ou pas.

Correspond­ant à New Delhi

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Photos Gaël TUrine. Maps A la frontière entre l’Inde et le Bangladesh en 2013.
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Kai wiedenhoef­er

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