Hélène Camarade «En RDA, l’humour permettait une distance critique, jouer avec le langage soulignait l’écart entre discours officiel et réalité»
Dans son livre coécrit avec Sibylle Goepper, la professeure d’études germaniques à l’université de Bordeaux Montaigne explore l’utilisation de la langue comme forme de résistance face au régime politique et aux conditions de vie en Allemagne de l’Est. Une
Deux Berlinois de l’Est se rencontrent dans un barautour d’une bière. — «Tu connais la dernière blague politique ?» demande l’un. — «Non. Tu peux me la raconter, mais je te préviens : je suis de la Stasi», répond l’autre.
— «Ça fait rien, je t’expliquerai jusqu’à ce que tu comprennes.»
Ou encore : «Quelle est la différence entre le nouvel ersatz de café de RDA et la bombe à neutrons américaine ? Contre la bombe à neutrons on peut protester.»
Qui a dit qu’en Allemagne on ne rigolait jamais? Certainement pas ceux qui auront entendu les blagues circulant de chaque côté du Mur, recensées aujourd’hui sur quelques sites et divers ouvrages, plutôt en allemand (1). Sans oublier les moqueries suscitées à l’Ouest par les Ossi [les personnes d’Allemagne de l’Est], ou le communisme, source quasi inépuisable de plaisanteries souvent cruelles. Cinquante ans de dérision (post-nazisme), qu’on appelle des Witze, chers au docteur Freud, un terme très spécifique désignant une sorte de jeu de mots, ou de jeu sur les mots : des traits d’esprit sur le régime politique de la RDA, sur les conditions de vie, les pénuries, la Stasi, le communisme en général, Moscou et on en passe. Selon Hélène Camarade, professeure en études germaniques à l’université Bordeaux-Montaigne et membre junior de l’Institut universitaire de France, coauteure avec Sibylle Goepper des Mots de la RDA
(Presses universitaires du Midi, 2019), le régime «impose une norme langagière avec laquelle la population va jouer, développant une sorte de contre-langage». Pendant des années, les Allemands de l’Est ont inventé des locutions, reprenant des expressions ou des slogans du régime en les détournant : une arme du quotidien qui est l’une des mamelles de la survie en régime totalitaire (mais en démocratie aussi). Entretien.
Vous avez coécrit les Mots de la RDA. Voulez-vous dire qu’il y avait une langue spécifique à l’Allemagne de l’Est ?
Disons qu’il y a un langage spécifique à la RDA entre 1949 et 1990, qui se caractérise par l’utilisation de concepts ou de termes hérités du marxisme-léninisme, d’autres issus de l’histoire allemande, notamment celle du KPD (parti communiste allemand avant 1946), d’autres encore repris du russe: ils contribuent à asseoir la légitimité de ce nouvel Etat à la fin des années 40, puis à le construire. Il existe ainsi des mots qui désignent des réalités économiques, sociales, politiques, idéologiques n’existant qu’en RDA. Les différentes institutions ont souvent élaboré, elles aussi, un langage spécifique. La Stasi est ainsi connue pour avoir forgé un jargon à la limite du compréhensible, ce qui rend la lecture de ses rapports assez ardue. Elle utilise des néologismes comme par exemple la «déconspiration» (Dekonspiration) : quand un mouchard manque de discrétion sur ces missions, la Stasi dit qu’il s’est «déconspiré» : il n’a pas respecté les règles de la conspiration. Le langage au sein du Parti qui était lui aussi assez spécifique, tout comme les codes et rituels au sein de la FDJ, les jeunesses socialistes. Je pense par exemple à la Jugendweihe, ce rituel social datant du XIXe siècle censé marquer le passage des adolescents vers l’âge adulte, repris et réactualisé en RDA afin de concurrencer la confirmation protestante.
De ce langage spécifique naissent des usages plus ou moins subversifs dans la population… On parle en effet de l’«écriture entre les lignes» pratiquée dans certaines oeuvres artistiques produites en RDA, notamment dans la littérature. Mais ce double langage ou langage codé se retrouve aussi dans la vie quotidienne. On en voit un exemple avec le marché noir: le terme de «carreaux bleus» (Blaue Fliesen) pour désigner les Deutsche Marks ouest-allemands, le bleu faisant référence aux billets de 100 Deutsche Marks. On pouvait lire des annonces dans la presse : «Echange de couleur contre carreaux bleus» [à l’époque, le marché noir se négociait en marks de l’Ouest, ndlr]. On forge aussi le mot de Bückware, littéralement «produit qui nécessite de se baisser» : il désigne les objets circulant sous le manteau et conservés sous le comptoir qui obligent littéralement le commerçant à «se pencher» pour les attraper.
L’opposition politique invente elle aussi son propre langage pour contourner les contrôles… Elle crée des néologismes qui reflètent les conditions dans lesquelles elle s’est construite. Ainsi assistet-on entre 1979 et 1986 à des «messes-blues» (Bluesmessen), des rencontres hybrides qui se déroulent dans des églises évangéliques et mêlent prêches, concerts de blues et sketchs. C’est dans le cadre de certaines églises, ou dans les appartements privés, que l’on peut contourner dans les années 70 et 80 le contrôle de l’espace public par le Parti. Il y avait une distance critique, chez certaines et certains, qui jouaient avec le langage pour souligner l’écart entre le discours officiel et la réalité, pour se moquer des dirigeants, contourner les interdits et les tabous ou dénoncer des lacunes ou des problèmes sur un mode ironique. Un exemple : la formule Bewährung in der Produktion, «faire ses preuves à l’usine». Lorsqu’un étudiant ou un intellectuel sortait du rang, il ou elle pouvait être puni en étant envoyé à l’usine pour y travailler pendant un an ou deux. La formule se retourne contre la Stasi lors des manifestations de l’automne 1989 : «Stasi in die Produktion» sous-entendant qu’elle a, elle aussi, désormais à faire ses preuves… ou qu’elle sera plus utile à l’usine.
La liberté d’expression n’existant pas en RDA, l’humour est-il une façon de s’exprimer ?
On lit souvent que l’humour a, sous les régimes autoritaires, une fonction de soupape, une fonction plus stabilisatrice que subversive car il permettrait aux gens d’exprimer leur mécontentement tout en contribuant à ce qu’ils s’accommodent de la situation et ne cherchent pas à la changer. Cela se discute, car l’humour est aussi une façon de grignoter la crédibilité d’un Etat, du parti ou de sa politique. En se moquant des dirigeants ou de leurs décisions, on peut ouvrir des brèches, créer par exemple une communauté éphémère de connivences, susciter d’autres échanges ou confidences ou, tout simplement, entamer la peur qui entrave le passage à l’action contestataire. L’humour peut être subversif et relever des phénomènes d’opposition infrapolitique décrits par James C. Scott (2). Ce politologue américain a étudié les microphénomènes qui contribuent à effriter la domination et qui, dans le cas de la RDA, ont sans doute préparé les mentalités à la révolution pacifique de 1989.
En fait d’humour de RDA, on connaît plus en Occident les blagues anti-Ossi des Allemands de l’Ouest que l’humour pratiqué comme une résistance distanciée avec le régime à l’Est ?
Oui, la RDA était objet de moqueries avant 1989 et cela a repris avec vigueur après la courte lune de miel post-unification. Je crois qu’il faut vraiment être prudent dans la façon de manier les Witze dits de l’Est, car une bonne part d’entre eux sont des
Witze «sur» l’Est, plus que «de» l’Est. J’en veux pour preuve toute la propagande satirique antisoviétique ou anti-RDA qui date du début de la guerre froide, diffusée par le biais de tracts, journaux, émissions radio puis télévisées. C’est tout un pan de la guerre psychologique de l’époque
où l’humour, la satire ou la caricature jouaient un grand rôle, et il est difficile de retracer avec certitude l’origine de certaines blagues. Après l’unification, les Allemands de l’Ouest (et plus généralement les Occidentaux) se sont assez vite moqués des tenues vestimentaires des gens à l’Est, les Ossi, de leur accent, notamment l’accent saxon, assez typique, de leurs coupes de cheveux, avec la fameuse coupe mulet, ou de leurs goûts pour certains produits jusqu’ici non accessibles, les bananes par exemple. On s’est également moqué des produits qu’ils consommaient (on pense aux cornichons dans le film Good Bye, Lenin!) ou de leurs habitudes. Quelques années plus tard est apparue l’expression
«Jammer-Ossi», les Ossis étant présentés comme d’irréductibles râleurs, toujours mécontents de leur sort et incapables de s’adapter. Cet humour plutôt destructeur s’est accompagné (et s’accompagne encore parfois) de représentations stéréotypées, voire caricaturées ; c’est particulièrement flagrant dans les représentations filmiques à la télé et au cinéma: les ambiances grises, la Stasi omniprésente, les gens tristes, etc. En fait, c’est la lecture occidentale qui s’est en grande partie saisie du storytelling de l’Est: la plupart des réalisateurs et scénaristes sont ouest-allemands ; l’Ouest maîtrisant les outils (aussi financiers) et le savoir-faire narratif, c’est lui qui a maîtrisé le discours.
(1) Par exemple Coindeweb.net/rda. L’auteur, Christophe Courtois, est allé régulièrement en RDA entre 1986 et 1996, a traduit en français deux opus de blagues qui y circulaient, DDR-Witze 1 et 2, de Rheinard Wagner, 1997 et 1998. Mais on trouve aussi en tapant «Witze DDR» une assez abondante littérature concernant ces «blagues».