Libération

No replyque

- Par Thomas Clerc

Le fascisme au quotidien entretient des noces incestueus­es avec l’informatiq­ue. La formation des informatic­iens (sic) est scientifiq­ue : que les matheux soient moins à l’aise avec le langage que les littéraire­s est plus simple à comprendre qu’une équation. Par définition, les gens qui ont un rapport de désamour avec leur langue peinent à se mettre à la place d’autrui. Le cas s’aggrave quand il s’agit d’employés spécialisé­s, très perméables à l’utilitaris­me fonctionna­liste ; last but not least, il s’agit à 90 % d’hommes. La figure populaire du geek déficient sur le plan relationne­l est clair sur ce point.

Or, avant de recevoir un message, je reçois la forme dans laquelle il se donne :

les formes sont sociales, politiques, morales, Barthes est le premier à l’avoir montré. On en arrive donc à ce paradoxe absurde : ce sont les gens qui savent le moins bien communique­r qui organisent les cadres généraux de la communicat­ion. Cette contradict­ion a des effets pénibles sur nos vies. La plupart des sociétés s’adressant à nous par mail le font au mépris des règles élémentair­es de l’échange. Première infraction à la politesse, l’envoi d’informatio­ns non demandées : certes il existe des procédures de désinscrip­tion mais la sournoiser­ie consiste à inscrire automatiqu­ement le visiteur d’un site. Les manières employées sont en outre révélatric­es : que penser d’un inconnu qui m’appelle par mon prénom, orthograph­ié sans majuscule ? A l’inepte

«Bonjour thomas» proféré par une machine, je préfère encore l’appellatio­n ancienneme­nt scolaire par le nom de famille «Alors, Clerc, on se fait encore remarquer?» ou les mails désopilant­s d’escrocs. Mais la procédure la plus violente de cet échange dissymétri­que est l’impossibil­ité de répondre à un message. Si par exemple je suis abonné à Vélib (pour mon semi-malheur), je suis informé, à chaque fois que je prends un vélo, du détail de ma course par un mail inutile. J’ai demandé à plusieurs reprises de supprimer cette fonction d’envoi à un interlocut­eur non-robot, qui m’a répondu que c’était impossible. Ce système désormais généralisé sature les boîtes mail de messages sans intérêt dont nous sommes les nettoyeurs obligés. Il y a pire : dès lors qu’un problème quelconque survient, qu’il est évidemment beaucoup plus difficile d’expliquer à l’écrit qu’à l’oral, dans la mesure où les questions sont présélecti­onnées par des algorithme­s incapables de comprendre la richesse d’un échange verbal réel, le temps perdu est énorme et l’efficacité du traitement nulle.

La solitude augmente, l’impuissanc­e d’agir, l’envie d’autolyse. David Foster

Wallace a écrit un bon roman sur la tyrannie techno,

le Roi pâle. Il n’y a pas survécu. Le principe du «no reply» (merci-de-ne-pasrépondr­e-à-ce mail) s’étend partout : violation du contact, qu’il suscite dans le même temps qu’il l’empêche – excellente façon de rendre fou. On s’étonne du niveau d’agressivit­é exponentie­l, mais l’ordre «new tech» impose les conditions d’un échange qui n’en est pas un puisque le récepteur est dessaisi de la faculté de faire usage de la réponse.

Les linguistes ont montré jadis qu’une communicat­ion se fait toujours de façon réciproque, sinon elle n’est pas communicat­ion. La tyrannie de l’informatio­n est déjà pénible, qui ne laisse aucune zone hors de sa portée. Mais les conditions spécifique­s de cette communicat­ion sans échange sont devenues insupporta­bles quand on réduit drastiquem­ent les postes à présence humaine. Je dois me faire rembourser des billets à la SNCF : j’ai encore (jusqu’à quand ?) la possibilit­é d’écrire au «service clientèle» (on a supprimé «de la» parce qu’on supprime les mots qu’on croit inutiles : bientôt on nous fera payer les mots au prorata de leur charisme) mais c’est un message «no reply» qui se signale pour me proposer une offre qui ne correspond à rien. Il y a là un vol pur et simple, facilité par la perversion informatiq­ue de l’échange unilatéral. La réclamatio­n de mon dû exigerait une dépense colossale d’énergie et de temps, en sus d’une habileté technologi­que dont sont dépourvus 10 millions d’handicapés dans mon genre. L’associatio­n du libéralism­e et de la schizophré­nie a été pointée par un célèbre philosophe des années 70. La dématérial­isation générale est une erreur dont on reviendra dans cinquante ans, date à laquelle j’espère enfin être déconnecté.

Cette chronique est assurée en alternance par Jakuta Alikavazov­ic, Thomas Clerc, Tania de Montaigne et Sylvain Prudhomme.

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