No replyque
Le fascisme au quotidien entretient des noces incestueuses avec l’informatique. La formation des informaticiens (sic) est scientifique : que les matheux soient moins à l’aise avec le langage que les littéraires est plus simple à comprendre qu’une équation. Par définition, les gens qui ont un rapport de désamour avec leur langue peinent à se mettre à la place d’autrui. Le cas s’aggrave quand il s’agit d’employés spécialisés, très perméables à l’utilitarisme fonctionnaliste ; last but not least, il s’agit à 90 % d’hommes. La figure populaire du geek déficient sur le plan relationnel est clair sur ce point.
Or, avant de recevoir un message, je reçois la forme dans laquelle il se donne :
les formes sont sociales, politiques, morales, Barthes est le premier à l’avoir montré. On en arrive donc à ce paradoxe absurde : ce sont les gens qui savent le moins bien communiquer qui organisent les cadres généraux de la communication. Cette contradiction a des effets pénibles sur nos vies. La plupart des sociétés s’adressant à nous par mail le font au mépris des règles élémentaires de l’échange. Première infraction à la politesse, l’envoi d’informations non demandées : certes il existe des procédures de désinscription mais la sournoiserie consiste à inscrire automatiquement le visiteur d’un site. Les manières employées sont en outre révélatrices : que penser d’un inconnu qui m’appelle par mon prénom, orthographié sans majuscule ? A l’inepte
«Bonjour thomas» proféré par une machine, je préfère encore l’appellation anciennement scolaire par le nom de famille «Alors, Clerc, on se fait encore remarquer?» ou les mails désopilants d’escrocs. Mais la procédure la plus violente de cet échange dissymétrique est l’impossibilité de répondre à un message. Si par exemple je suis abonné à Vélib (pour mon semi-malheur), je suis informé, à chaque fois que je prends un vélo, du détail de ma course par un mail inutile. J’ai demandé à plusieurs reprises de supprimer cette fonction d’envoi à un interlocuteur non-robot, qui m’a répondu que c’était impossible. Ce système désormais généralisé sature les boîtes mail de messages sans intérêt dont nous sommes les nettoyeurs obligés. Il y a pire : dès lors qu’un problème quelconque survient, qu’il est évidemment beaucoup plus difficile d’expliquer à l’écrit qu’à l’oral, dans la mesure où les questions sont présélectionnées par des algorithmes incapables de comprendre la richesse d’un échange verbal réel, le temps perdu est énorme et l’efficacité du traitement nulle.
La solitude augmente, l’impuissance d’agir, l’envie d’autolyse. David Foster
Wallace a écrit un bon roman sur la tyrannie techno,
le Roi pâle. Il n’y a pas survécu. Le principe du «no reply» (merci-de-ne-pasrépondre-à-ce mail) s’étend partout : violation du contact, qu’il suscite dans le même temps qu’il l’empêche – excellente façon de rendre fou. On s’étonne du niveau d’agressivité exponentiel, mais l’ordre «new tech» impose les conditions d’un échange qui n’en est pas un puisque le récepteur est dessaisi de la faculté de faire usage de la réponse.
Les linguistes ont montré jadis qu’une communication se fait toujours de façon réciproque, sinon elle n’est pas communication. La tyrannie de l’information est déjà pénible, qui ne laisse aucune zone hors de sa portée. Mais les conditions spécifiques de cette communication sans échange sont devenues insupportables quand on réduit drastiquement les postes à présence humaine. Je dois me faire rembourser des billets à la SNCF : j’ai encore (jusqu’à quand ?) la possibilité d’écrire au «service clientèle» (on a supprimé «de la» parce qu’on supprime les mots qu’on croit inutiles : bientôt on nous fera payer les mots au prorata de leur charisme) mais c’est un message «no reply» qui se signale pour me proposer une offre qui ne correspond à rien. Il y a là un vol pur et simple, facilité par la perversion informatique de l’échange unilatéral. La réclamation de mon dû exigerait une dépense colossale d’énergie et de temps, en sus d’une habileté technologique dont sont dépourvus 10 millions d’handicapés dans mon genre. L’association du libéralisme et de la schizophrénie a été pointée par un célèbre philosophe des années 70. La dématérialisation générale est une erreur dont on reviendra dans cinquante ans, date à laquelle j’espère enfin être déconnecté.
Cette chronique est assurée en alternance par Jakuta Alikavazovic, Thomas Clerc, Tania de Montaigne et Sylvain Prudhomme.