Libération

La nuit Varanasi

L’Inde donne une idée de l’infini, à moins que ce ne soit l’infini qui donne une idée de l’Inde.

- Par pierre ducrozet

Des chiens, des chiens, des milliers de chiens, la gueule et le dos creusés par la gale, qui tous se grattent de leurs deux pattes arrière et se tordent et s’affalent dans la poussière de la vieille ville, des vaches à contourner et des chèvres errantes qui mâchonnent dans l’ombre des fils électrique­s, des ruelles noires et sans issue prises dans d’immémoriau­x sortilèges, une main vous happe, sorcières ou chamanes, vapeurs d’opium, la grande effluve nous prend, indiscerna­ble mélange de patchouli, d’égouts, de curry et de lait tourné, poubelles à ciel ouvert, merdes de vache, cumin et torpeur, odeur du temps dans ces ruelles sans lumière aux pavés déchaussés, des enfants aux pieds sales giclent devant nous, une nouvelle odeur monte et c’est celle des morts qu’emportent les 200 kilos de bois sec, quantité nécessaire pour brûler le corps, la poitrine résiste longtemps, qu’on lancera peut-être seule dans le fleuve, on s’assoit sur une marche pour observer le canal de fumée s’élever dans l’air, l’homme aux cheveux noirs gominés avec soin nous tend un petit verre de chai dans un gobelet, Julieta le remplace par une pièce et le goût des épices se substitue à celui de la braise, ici la fumée des morts ne sent pas, elle se mêle aux passants et aux arômes d’oeillets, il est 14h15 et ce n’est que notre quatrième cadavre de la journée, devant nous des flâneurs, des assis, des ralentis qui vont et viennent dans leurs chemises passées, les gestes sont précis et sans hâte, ils repartent, comme nous, vers les ruines, Varanasi ne rejoindra jamais le temps des autres vivants, elle est trop épaisse et mystérieus­e pour ça, on longe les ghats en évitant les flaques et les immenses monticules de boue qu’ont laissées les inondation­s des mois d’août et septembre, le Gange en crue s’est élevé de plusieurs mètres, envahissan­t les rues, retournant les pavés, faisant refluer des tonnes de boue et de déchets qu’un homme accroupi s’efforce péniblemen­t de repousser de son jet d’eau braqué, inondation­s chaque année plus dramatique­s, fonte des neiges de l’Himalaya et pluies torrentiel­les qui font déborder l’immense fleuve Brahmapout­re, tuant 1 000 personnes cette année et en déplaçant 5 millions, ainsi que son voisin ce Gange boueux, marronnass­e et déchaîné qu’un autre homme au ventre rond fait justement tourner dans sa bouche avant de le recracher dans un jet puissant, il est debout dans l’eau, à côté de lui une femme en sari prune fait claquer son linge sur les marches, il y a des barques alignées dont la peinture jaune s’écaille, des cerfsvolan­ts tirés par des enfants, et comme partout des hommes accroupis allongés emboîtés, dans les boutiques les impasses les réduits, des sadhus hommes saints orange allongés sur le sol, des gamins aux poches percées, des singes poursuivan­t un chat entre les fils électrique­s, tuk-tuk, charrettes, merveille du mouvement permanent non pas devant vous mais dedans, vitesse et lenteur, la grande rumeur de l’Inde à nouveau me saisit, les nerfs à vif et les sens en crue, on est plus proche du centre de la Terre, ici, tout est plus dense, plus épais – on repart vers le dédale de ruelles encastrées, où que vous regardiez des yeux vous observent dans l’obscurité, quelqu’un est toujours penché au-dessus de vous, alors on rejoint les morts qui rejoignent la nuit, les vivants eux s’endorment entre les briques, vieillards, éclopés, revenants, il y

Il est 14 h 15 et ce n’est que notre quatrième cadavre de la journée, devant nous des flâneurs, des assis, des ralentis qui vont et viennent dans leurs chemises passées, les gestes sont précis et sans hâte.

a tout, en nombre et tout le temps, Bénarès, Varanasi, c’est la nuit à présent, cérémonie et offrandes au Gange, le baigneur dans sa bouche a remplacé l’eau sacrée par le jus rouge du tabac qu’il fait tourner avant de le recracher en une longue traînée, Inde, tu tends le cliché pour te faire battre, on repart le coeur au bord des lèvres dans les odeurs aigres de yaourt, où ça commence, où ça finit, si quelqu’un n’est pas en train de prier c’est qu’il s’y apprête, les hommes pavoisent et les femmes sont priées de s’effacer, le monde peut tourner à sa guise, l’Inde s’en fout bien, elle fait à sa manière, elle alunit et sa base reste la même, Inde, comment ne pas t’adorer et vouloir t’oublier, mais tu colles aux vêtements, porte verte, autel, cul de vache, pétards, néons, motos, buffles et glissement­s, on contourne la boue et tout à coup je m’enfonce, mes deux pieds plongent dans la vase qui m’aspire, je me jette sur le côté, j’ai de la boue jusqu’aux genoux mais c’est tout, on ouvre une bière pour fêter ça, sur une marche, face aux dernières lueurs qui piquettent le fleuve. Je me tourne vers Julieta et je lui demande : «Tu trouves pas que l’Inde donne une petite idée de ce que pourrait être l’infini ?» Elle me regarde, sourit et me répond : «Ce serait pas plutôt l’infini qui donnerait une petite idée de l’Inde ?» Et comme toujours, elle a raison. •

Cette chronique paraît en alternance avec celle de Paul B. Preciado, «Interzone»

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