Observatoire du regard
A Bilbao, une exposition suit le parcours du grand photographe allemand. Une vaste rétrospective qui déploie la singularité de son regard et dévoile son hypersensibilité aux épaisseurs de sens et enchevêtrements du monde.
Couché sur le flanc, l’ours à lunettes (Tremarctos ornatus) paraît assoupi, la patte griffue repliée en position foetale, avec un air de grosse peluche inoffensive. Malgré son poil noir lustré, l’animal ne se réveillera pas, mort naturellement dans un zoo allemand. Thomas Struth a photographié le spécimen juste avant sa dissection à l’Institut Leibniz de recherche zoologique et faunique de Berlin en 2018. Bouquet final de la vaste exposition «Thomas Struth» au musée Guggenheim de Bilbao, la dépouille de l’ours est juste à côté d’une autre photographie saisissante : un corps féminin intubé et relié à un enchevêtrement de machines avant une intervention au cerveau (Figure II, Charité, Berlin 2013). Entre l’ours mort et la femme malade, tous deux les yeux fermés, circule l’idée terrifiante du néant. Dans cette dernière salle truffée de photos de laboratoires scientifiques, les technologies humaines pour retenir la vie – photographie y compris – paraissent futiles, aussi perfectionnées soientelles. A Bilbao, c’est avec le choc de ces memento mori que repart le spectateur, un peu sonné. Thomas Struth lui-même reconnaît qu’il est fatigué. L’idée du lâcher prise lui parle, face au déploiement de cinquante ans d’une carrière bien remplie. Avec 727 expos depuis ses débuts (selon le classement Artindex), la trajectoire du photographe de l’école de Düsseldorf est dense, couronnée par une excellente cote sur le marché de l’art (prix sur demande à la galerie Marian Goodman). L’ancien élève de Bernd Becher a même dû grossir ses équipes pour répondre aux demandes d’expositions. «J’ai besoin de faire une coupure», explique le photographe qui a peiné à faire entrer l’exposition de la Haus der Kunst de Munich (2017) dans l’architecture de Frank Gehry : une gageure d’accrocher des photos sur des murs courbes! «J’ai 65 ans dans dix jours. Cela ne s’arrête jamais. Je n’ai pas le temps de me projeter dans l’avenir et penser à qui je serai à 70 ou 80 ans», confie-t-il.
Une photographie sans signature
A l’écouter, il préférerait retourner à ses leçons de batterie, nouvel instrument qu’il est ravi d’apprendre, en plus de la clarinette et du saxophone. «La musique m’a donné beaucoup d’énergie. C’est une boîte à trésors. On en apprend plus avec elle sur l’organisation du monde qu’en allant en musée», explique l’amateur de Chostakovitch, Eric Dolphy et Mahler. Dans sa jeunesse, après l’école, Thomas Struth passait du temps à «écouter» les oeuvres d’art dans le silence du Musée Ludwig à Cologne, là où il a grandi. «Je ne voulais pas spécialement être un peintre, je jouais du saxo dans un groupe au lycée et j’aimais dessiner. Tout le monde me disait, ne t’inquiète pas pour tes notes au bac, de toute façon, tu deviendras un artiste.» De cette prophétie, le photographe –à l’élocution difficile–, semble encore embarrassé, un peu gauche et rêveur…
Ce que dessine en creux l’expo de Bilbao, c’est un portrait de Thomas Struth. Face aux superbes tirages dont le format grandit au fur et à mesure du parcours, une frise sous vitrine retrace la vie du photographe avec ses peintures de jeunesse, ses premières images mêlant dessin et photo, ses planches-contacts, ses affiches d’expo, ses cartons d’invitation, ses dessins préparatoires, ses carnets de notes, ses lettres de motivation, des séries plus privées et les livres d’artistes qui l’ont influencé (Walker Evans, Ed Ruscha…) : une mine de documentation qui permet de donner chair à un artiste discret. En outre, cette archive chronologique est ponctuée de portraits : on découvre Struth jeune, avec des amis ou avec le psychanalyste Ingo Hartmann grâce à qui il a initié ses portraits de famille; devant une maison japonaise ; juché sur un escabeau ; avec la reine d’Angleterre ; caché derrière son appareil grand format ; ou allongé au sol pour photographier une panthère morte… Un vrai régal de midinette alors qu’il n’existe qu’un seul autoportrait officiel de l’artiste, de dos de surcroît !
A mi-parcours, se glisse cet autoportrait mystérieux, Alte Pinakothek, Self-Portrait (Munich 2000). Pour se représenter, Thomas Struth s’est photographié par-derrière, devant l’autoportrait à la fourrure d’Albrecht Dürer, si bien que l’on ne voit pas son visage. Séparés par, pile, cinq cents ans, les deux artistes allemands se font face, Dürer, christique, regarde l’objectif tandis que le photographe, quasi invisible, sort à moitié du cadre. Si cette conversation fictive entre les deux hommes révèle la timidité du photographe du XXe siècle et sa révérence au maître de la Renaissance allemande, son autoportrait énigmatique peut aussi se lire comme un manifeste pour une photographie sans signature.
«La beauté et la tension»
Alors, au fond, comment définir, la patte de Thomas Struth, qui se déploie ici en 130 oeuvres ? «Je ne pense pas que l’artiste soit un héros, j’ai conscience des limites de la photo, je n’idéalise pas mon acti