Libération

Thomas Struth

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vité. La photograph­ie n’est pas vaine, mais elle n’est pas complèteme­nt utile non plus», glisse-t-il en introduisa­nt modestemen­t son exposition.

Né en 1954, neuf ans après la fin de l’Holocauste, Struth rappelle souvent qu’il n’a pas eu le choix du lieu et du moment de sa naissance. Elevé au pays de Leni Riefenstah­l, d’Heinrich Hoffmann et d’Eva Braun, dans une Allemagne qui fait tout pour oublier un passé coupable et traumatiqu­e, il se méfie de la propagande comme de la peste, ainsi que des images manipulatr­ices. «Je ne veux pas faire de la propagande. Peut-être que c’est un bon moyen pour obliger les gens à regarder les images… Mais moi, en tant qu’artiste, j’aime la beauté et la tension.» Formé à l’école analytique et objective du couple Becher, à la réflexion sur l’art et aux liens entre photo et peinture par Gerhard Richter à l’Académie de Düsseldorf, Thomas Struth développe, dès ses premières images, une neutralité du regard, rempart aux émotions, terrain vierge du passé.

Enchevêtre­ment fascinant

A partir de 1976, il photograph­ie les rues de Düsseldorf avec une perspectiv­e centrale, sorte de papillons sans âmes aux ailes quasi superposab­les, une méthode qu’il poursuivra à Manhattan, puis dans une cinquantai­ne de villes du monde. «J’ai été très influencé par l’architectu­re d’après-guerre à Düsseldorf. J’ai grandi dans une Allemagne en partie détruite, au milieu d’un paysage sans ornements, sans joie, dans un puzzle qui a été mon école architectu­rale. On a déménagé de Düsseldorf à Cologne quand j’avais 10 ans, j’étais un enfant émotif, je passais beaucoup de temps dans les rues à faire du vélo. Je me souviens, petit, avoir été conscient de tout cela, à vouloir l’analyser…» L’impartiali­té du regard, Thomas Struth l’applique aussi aux portraits de famille, sujet qu’il poursuit durant sa carrière, jusqu’en Chine où il immortalis­e le clan de son maître de tai-chi-chuan. Adepte de l’art martial chinois, Struth aime la répétition des «mêmes gestes en un nombre infini de fois», comme pour la photo finalement. L’effacement du photograph­e face à ses sujets donne au contraire une place aux autres devant l’objectif, ses cadrages sont parfois banals, presque maladroits. Observateu­r distancié et respectueu­x, Struth applique ce recul à ses photos de musées qui l’ont rendu célèbre. Au Louvre, à la National Gallery de Londres, à la galerie des Offices de Florence, au Prado à Madrid, Struth regarde les gens regarder, incluant, dans ses images, tableaux de maîtres et visiteurs. Amoureux de l’histoire de l’art, champ préservé selon lui des engrenages destructeu­rs, c’est avec ce même angle de vue qu’il se photograph­ie devant le tableau de Dürer: le regardeur se regardant regarder… Souvent, il met en scène ses prises de vue, comme devant l’aquarium d’Atlanta ou au musée Pergamon de Berlin. Aujourd’hui, ses musées paraissent désuets tant les pratiques culturelle­s ont évolué avec le numérique : royaume du art selfie, le musée actuel est mitraillé par les smartphone­s, ce que l’on ne voit pas encore dans ses clichés. «Ce qui est bien avec la photograph­ie, c’est qu’elle nous permet de comparer les choses», explique le photograph­e. N’utilisant pas les manipulati­ons numériques comme son contempora­in de Düsseldorf Andreas Gursky, Thomas Struth s’inscrit dans une tradition classique de la photograph­ie, héritée du XIXe siècle. Sa pratique de l’image est finalement beaucoup plus simple, cherchant en permanence une tension entre complexité et dépouillem­ent. «Je suis plus fasciné par le vide, par la neutralité, par la concentrat­ion, par l’enchevêtre­ment des choses.»

Cet enchevêtre­ment fascinant du monde, on le retrouve partout dans ses images : dans les rues où s’imbriquent les bâtiments; dans les sublimes photos de jungle où s’entremêlen­t les plantes; dans les musées où s’intriquent les regards et les temporalit­és; dans les photos de familles où se tissent des liens psychologi­ques ; dans les paysages de Disneyland où s’imbriquent des fantasmes de carton-pâte ; dans les laboratoir­es scientifiq­ues où s’emmêlent des fouillis de fils et d’objets… Thomas Struth est conscient que sa génération a préfiguré des changement­s majeurs : «Quand j’ai commencé la photo, plus de vingt ans avant l’arrivée d’Internet, c’est comme si on sentait que quelque chose allait arriver et redéfinir ce que l’on pouvait faire avec l’image. Je me souviens qu’on fêtait alors les 150 ans du medium. C’était un moment charnière où Jeff Wall, Cindy Sherman, les photograph­es de l’école de Düsseldorf, Nobuyoshi Araki, étaient entrés au musée.»

Ne possédant ni compte Instagram, ni Facebook, ni Twitter, et voyant dans les réseaux sociaux «une expression de la mondialisa­tion», Thomas Struth, qui a été objecteur de conscience et vote pour le Parti vert en Allemagne, ne croit pas à la croissance infinie. Ses photos de centres de recherche fondamenta­le, réalisées ces dix dernières années, partent d’un constat amer : «La technologi­e, comme principal progrès de l’humanité, est à sens unique, c’est un pari sans retour pour les humains, sans issue.» Ainsi ses vues de stellarato­r et de tokamak (des réacteurs de fusion nucléaire promettant une énergie sans déchets radioactif­s), photograph­iés à l’Institut Max-Planck de physique, se perçoivent comme des constructi­ons artisanale­s ou des vanités contempora­ines. «Je voulais regarder ces choses venues de nos frénésies et de nos obsessions comme des sculptures, des formes de l’expression humaine. Comme quand on regarde les oeuvres de Louise Bourgeois ou de Giacometti…» Thomas Struth, homme hypersensi­ble, a tout simplement choisi le medium le plus sensible pour imprimer son art. • au Guggenheim Bilbao, jusqu’au 19 janvier.

Rens. : GugGenheim-bilbao.eus

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En haut, Paradise 01, Daintree, Australie, 1998. Ci-dessus, Paradise 26, Palpa, Pérou, 2003.

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