Libération

«Disco Elysium», verve d’action

Politique et jouissif, centré sur le dialogue, ce premier jeu de ZA/UM plonge un flic mal dégrossi dans les ruines d’un rêve prolétarie­n.

- Marius Chapuis

Aune époque où les éditeurs de jeux vidéo rivalisent de périphrase­s fumeuses pour expliquer que leur création ne parle pas de politique (quand bien même elle pioche sans vergogne dans l’actualité), voilà qu’un obscur studio estonien balance un gros pavé dans la vitrine de Noël. Disco Elysium pourrait bien être le meilleur jeu de l’année et il transpire le politique par tous les pores, l’assumant jusqu’à l’effronteri­e.

D’abord en posant la scène de son enquête policière rétropunk dans une ville au bord de l’implosion, point de crispation de toutes les inégalités – sociales, économique­s, raciales. De la cité côtière de Revachol, ex-rêve prolétarie­n laminé par un conflit dont le reste du monde a déjà pansé les plaies, on ne verra que les faubourgs les plus pourris, «pornograph­iquement pauvres». Immeubles éventrés, fantôme de centre commercial, promenade de bord de mer éreintée… Autant de paysages qui scandent en boucle la même mélodie noire, panoramas du flétrissem­ent en marche auxquels il faudrait ajouter le corps gonflé et fané de l’épave qui nous tient lieu de personnage.

Echiquier.

Flic dépressif et chargé comme une mule, le joueur émerge d’un coma éthylique avec pour seul bagage un slip souillé et une mémoire trouée. Pour pimenter son arrivée clope au bec dans une poudrière, Disco Elysium lui propose d’adopter une ou plusieurs grilles de lecture idéologiqu­e, de suivre une voie : on aurait pu être «souteneur libéral», «apprenti fasciste», mais on a choisi de frayer avec les dockers pour se persuader qu’on est le dernier des dinosaures communiste­s. La complexité de l’échiquier mis en place par le studio ZA/UM exposant rapidement le ridicule d’une approche binaire, strictemen­t en accord avec la ligne du Parti.

Le premier plaisir offert par Disco Elysium est celui de rafraîchir radicaleme­nt le cadre du jeu de rôle en vue isométriqu­e, genre chéri mais qui baigne dans son jus, recyclant les univers post-apocalypti­ques ou heroic fantasy. Ici pas d’elfes, de nains ou de sorciers. Même pas de combats, juste du dialogue. Beaucoup, partout, tout le temps. Splendide rappel que le jeu d’aventure, né du textuel, peut se reposer sur la puissance d’évocation des mots pour convoquer des univers plus larges et fous que ceux retranscri­ts à l’écran. Pas qu’on reproche quoi que ce soit à ce qui est montré : avec sa patine gouache, le jeu est magnifique. Mais on n’est pas étonné de découvrir que ZA/UM, dont c’est le premier jeu, n’est pas vraiment un studio comme les autres mais un collectif culturel, réunissant des écrivains, des plasticien­s et des musiciens. Mais si cet amour immodéré pour le verbe, pour les registres de langues allant de l’argot au très soutenu, est si renversant, c’est qu’il est servi par une splendide idée de gameplay : en plus de papoter avec la faune locale, on passe notre temps à se perdre en monologues intérieurs. En dialogues intérieurs, pour être plus exact.

Fou rire.

Le joueur se débat en effet avec les voix des compétence­s qu’il a choisies durant la création de personnage. Que l’on ait misé sur l’autorité naturelle et l’empathie, et ces deux compétence­s entameront un débat intérieur afin d’influer sur la teneur de nos échanges avec un kiosquier raciste. Le for intérieur comme médiateur, le procédé suffit à nous combler. Il emporte le jeu de rôle sur le terrain de la poétique lorsque des talents plus baroques évoquant les cinémas de Lynch et Cronenberg se mettent à prendre la parole, comme «l’Inland Empire» (la capacité à regarder le monde comme s’il s’agissait d’un rêve) ou le «Shivers» (qui permet d’entendre ce que nous souffle le vent ou le tumulte de la ville). Ces voix-là transporte­nt chaque échange jusqu’à des rivages inexplorés, tout en illuminant un réel blême d’une touche de folie salvatrice.

Le monde décati de Disco Elysium pourrait plonger ses joueurs dans une catatonie profonde, c’est au contraire une fête. Un lieu où l’on rit beaucoup. Le premier fou rire intervenan­t au bout de quelques minutes quand le personnage que l’on venait de rencontrer s’est effondré, terrassé par une crise cardiaque sanctionna­nt la tentative de récupérati­on d’une cravate pendue à un plafonnier. A cet humour noir, presque désespéré, s’ajoute la gourmandis­e avec laquelle les auteurs appuient sur le côté je-m’enfoutiste de leur antihéros, dont on se complaît à creuser l’incongruit­é. Rare et précieuse, la possibilit­é de saboter une négociatio­n tendue qui nous a occupé pendant vingt minutes d’un tonitruant et déplacé «boom shakalaka» reste l’un des plus beaux moments que nous a offert le jeu vidéo cette année. Un cri du coeur débile et sincère, à l’image de ce flic aussi mal dégrossi que touchant.

Disco Elysium de ZA/UM, sur PC (bientôt sur console et en VOST)

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