Libération

BD/ Milt Gross, tueur à gags

Une superbe réédition permet de redécouvri­r le précurseur américain du roman graphique, dont l’invention et la férocité préfigurai­ent celles des «Looney Tunes» ou de «Mad».

- Philippe Garnier

«Sans paroles ni musique, et par Milt Gross.» C’est ce qu’il y a écrit, sous le titre, sur la jaquette de Deux Manches et la belle (He Done Her Wrong), épatant précurseur du roman graphique que l’intéressé publia à New York en 1930, et que le graphiste Philippe Ghielmetti a eu la bonne idée d’amener à la Table ronde (après le formidable Papier tue-mouches de Hans Hillmann). Ce mutisme était surprenant de la part de Gross, dessinateu­r qui s’était fait sa réputation dans les funny papers dominicaux de l’Amérique en jouant justement sur les dialectes d’immigrants, surtout le yiddish qu’il avait entendu toute sa jeunesse dans les rues du Bronx. Même s’il a débuté dès 1913 dans la presse de William Randolph Hearst, ce n’est qu’à son retour aux bandes dessinées en 1925 (après un détour à la guerre et dans l’animation) que Milt Gross trouvera son filon linguistiq­ue, notamment avec Banana Oil ! (expression de l’époque pour «foutaises») et Gross Exaggerati­ons.

Sans pitié.

Des livres suivront, dont Nize Baby, un personnage particuliè­rement populaire, zébulon rigolard ou hurleur que l’on retrouve d’ailleurs dans Deux Manches et la belle (pour une fois, le titre français est meilleur que l’original, il suffit de suivre les tire-bourres des deux crétins et pleurer sur le sort de la blonde chanteuse-fille-mère-infirmière qui sert d’enjeu à leur pétaradant­e rivalité pour s’en persuader).

Le livre paraît trois ans après l’arrivée du cinéma parlant, mais il est d’évidence dessiné sous influence du muet et de la pantomime. Gross revenait de Californie, où il avait travaillé comme gag man, notamment chez Chaplin sur le Cirque. Au début de Deux Manches et la belle, on retrouve des situations de la Ruée vers l’or. Pour les collection­neurs et spécialist­es-éditeurs comme Peter Maresca (qui offre une postface éclairante sur Gross et son époque), il est tout aussi évident qu’avec cette histoire de trappeur cocufié, l’auteur se payait la tête des romans muets gravés sur bois alors en vogue, officielle­ment reconnus comme l’ancêtre du graphic novel.

L’Américain Lynd Ward et le Belge Frans Masereel avaient du talent, mais donnaient dans le mélo larmoyant. Gross, lui, est sans pitié pour les canards boiteux. Sa férocité et sa violence insensée préfiguren­t celles de Mad et des Looney Tunes. Le méchant de Deux Manches et la belle est cousin de Vil Coyote ou Sylvestre. Affublé d’un perpétuel sourire comme peint sur sa diabolique tronche de cake, il entube le trappeur dans une affaire de fourrures, avant de le faire porter mort et de lui piquer sa femme. La quête du colosse mal dégrossi cherchant sa chérie dans Manhattan est épique, mais cent fois frustrée, Gross s’amusant à parodier les poncifs du mélodrame familiers aux spectateur­s du muet. Gags, cascades, rebondisse­ments, il s’adonne aussi à des séquences tours de force, comme ces voltiges sur ressorts qui font penser aux dingueries de Don Martin, dessinateu­r de Mad.

«Morbid Dick».

Milt Gross s’illustrera plus tard avec des bandes comme Count Screwloose ( from Tooloose) et, en 1939, assurait une rubrique livres pour la revue Ken, Je n’en dirai mot, se contentant de les parodier avec la même brutalité que le feront plus tard Will Eisner et Wally Wood ou Jack Davis dans leurs fameuses parodies de films (commençant en 1955 avec Ping Pong pour King Kong, continuant avec John Huston et son Morbid Dick, sans oublier les Canons de Minestrone). La présente édition nous en donne un petit goût avec le résumé que fait Gross de Rebecca, le roman de Daphné Du Maurier, un an avant le film d’Hitchcock (qui n’a pas suivi son découpage, ou plutôt son dépeçage).

L’art de la narration est poussé très haut dans Deux Manches et la belle, d’une élégance que viennent seulement chahuter les insanités présentées une ou deux cases par pages. Philippe Ghielmetti offre au livre un écrin paradoxale­ment supérieur à l’original, Joost Swarte devant pour la préface, Maresca derrière pour la bio et le contexte. Pas de l’huile de banane, pour le coup.

Deux manches et la belle (He Done Her Wrong) de Milt Gross. Préface traduite du néerlandai­s par Daniel Cunin. Postface traduite de l’anglais par Jean-Pierre Mercier. La Table ronde, 288 pp., 28,50 €.

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Ed. la Table ronde Deux Manches et la belle (He Done Her Wrong).
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Photo Apple

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