Dans la forêt, vivant caché
Au musée Zadkine, une exposition invite à explorer un monde invisible et à se défaire des séparations entre l’homme, l’arbre et l’animal.
Il y a bien cette chouette, qui nous regarde depuis la place de la Concorde. Il y a bien aussi cette biche signée Joseph Beuys, qu’on dirait vieille de dix mille ans. Mais au sortir de l’exposition «le Rêveur de la forêt», au musée Zadkine à Paris, il faut se rendre à l’évidence: on n’y croise pas des masses d’animaux. Ils ne sont pas absolument absents, non. Grâce au dispositif acousmatique craintif de Jean-Luc Hervé, Biotope (2019), il est possible çà et là d’au moins penser les entendre réagir à nos pas, émettre de petits claquements, des stridulations. Puis se taire. Comme dans la forêt, ils restent cachés.
«Essence».
C’est toute la joliesse de l’expo de ne pas nous taper sur la tête avec ses grandes idées (car elle en a), mais de nous laisser parvenir à nos propres conclusions, comme à celle-ci : la forêt est entre autres le lieu de l’invisible. Les hommes aussi s’y évaporent, comme le soulignent les photos de bois un peu floues d’une série d’Estefanía Peñafiel Loaiza, «Un air d’accueil» (2013-2018), aux temps de pose très longs, faites à partir de vidéos de surveillance des frontières entre les Etats-Unis et le Mexique. L’artiste a rendu imperceptibles les silhouettes, et restitué à la forêt son pouvoir de dissimulation. Pour emprunter les mots de Jean-Christophe Bailly, la forêt, ce serait le lieu d’un visible «qui recèle le caché». Car
«vivre en effet, c’est pour chaque animal traverser le visible en s’y cachant».
Le parcours d’une centaine d’oeuvres est jalonné de nombreuses belles sculptures en bois réalisées par Ossip Zadkine qui, grandissant à Smolensk et passant ses vacances dans le bois d’un oncle, a fait de la forêt un modèle et motif récurrent :
«Les arbres et moi sommes de la même essence», disait-il. Il se trouve ici en bonne compagnie, avec Jean Arp, Alberto Giacometti, Natalia Gontcharova, Max Ernst ou encore Laure Prouvost. «Le Rêveur de la forêt» tombe pile, non pas dans l’air du temps, mais dans l’urgence de l’époque, rappelée ailleurs par l’écrivain Richard Powers dans l’Arbre-monde, ou l’anthropologue Eduardo Kohn dans la Pensée des forêts,
voire l’ingénieur forestier Peter Wohlleben, auteur du best-seller la Vie secrète des arbres, et bien sûr dans l’expo concomitante de la Fondation Cartier, «Nous les arbres».
Chacun à leur manière, ils disent en creux l’inépuisable réservoir d’imagination qu’est la forêt, son pouvoir d’effrayer et de rassurer. Mais ils martèlent surtout qu’elle aussi, elle pense, que s’y met en place un réseau d’échanges fondateurs. Il est grand temps, suggèrent-ils, de nous défaire des séparations arbitraires entre l’humain et les différents règnes du vivant. Et, partant, d’arrêter notre
Extrait de la série «Un air d’accueil» (2013-2018).
grand saccage. La réunion des règnes, c’est ce que suggère déjà, en 1935, une photo de Raoul Ubac, le Sein dans la forêt, où une poitrine de femme pousse sur un tronc
d’arbre. Lui répond l’ikebana surréaliste de Laure Prouvost, Parle Ment Branches (2017), rameaux où s’épanouissent des organes féminins rose bonbon, et le Chapeau forêt de Jean Arp, dont la rondeur organique évoque tant celle des galets polis par le temps qu’une morphogenèse rêvée, qui ne serait pas une simple «reproduction», mais aussi spontanée que l’apparition d’un fruit sur un arbre. Zadkine avait dit d’une exposition d’Arp qu’elle était «une forêt blanche d’un monde où tout est cristal et marbre».
Métamorphose.
Ossip Zadkine lui-même, dont la première salle présente, assemblés comme dans une forêt, des torses et sculptures en bois taillés directement dans l’essence, a mis en scène des hermaphrodites, des personnages mythologiques en cours de métamorphose (Diane, Daphné), s’affranchissant ainsi de divisions trop rationnelles entre les genres et les règnes. En s’approchant des oeuvres, on voit qu’il utilise les accidents de la matière, épouse les noeuds et anfractuosités préexistants, bref, pour citer l’une des commissaires, Jeanne Brun, dans le catalogue, qu’il ne conçoit jamais le bois «comme un matériau inerte». Cette identification à l’arbre a pris, dans le champ de la psychanalyse, la réalité que l’on sait : le motif dans les dessins d’enfants, par exemple, serait censé inconsciemment figurer la psyché. Christophe Berdaguer et Marie Péjus, dans leur série «Arbres», se sont emparés de l’idée, traduisant en impressions 3D de résine des dessins d’adultes qui en deviennent de drôles de petits totems légèrement inquiétants, entre corail mutant et pousse de cauchemar.
Le rêveur de la forêt Musée Zadkine (75006), jusqu’au 23 février.