Libération

Dans la forêt, vivant caché

Au musée Zadkine, une exposition invite à explorer un monde invisible et à se défaire des séparation­s entre l’homme, l’arbre et l’animal.

- Elisabeth Franck-Dumas

Il y a bien cette chouette, qui nous regarde depuis la place de la Concorde. Il y a bien aussi cette biche signée Joseph Beuys, qu’on dirait vieille de dix mille ans. Mais au sortir de l’exposition «le Rêveur de la forêt», au musée Zadkine à Paris, il faut se rendre à l’évidence: on n’y croise pas des masses d’animaux. Ils ne sont pas absolument absents, non. Grâce au dispositif acousmatiq­ue craintif de Jean-Luc Hervé, Biotope (2019), il est possible çà et là d’au moins penser les entendre réagir à nos pas, émettre de petits claquement­s, des stridulati­ons. Puis se taire. Comme dans la forêt, ils restent cachés.

«Essence».

C’est toute la joliesse de l’expo de ne pas nous taper sur la tête avec ses grandes idées (car elle en a), mais de nous laisser parvenir à nos propres conclusion­s, comme à celle-ci : la forêt est entre autres le lieu de l’invisible. Les hommes aussi s’y évaporent, comme le soulignent les photos de bois un peu floues d’une série d’Estefanía Peñafiel Loaiza, «Un air d’accueil» (2013-2018), aux temps de pose très longs, faites à partir de vidéos de surveillan­ce des frontières entre les Etats-Unis et le Mexique. L’artiste a rendu impercepti­bles les silhouette­s, et restitué à la forêt son pouvoir de dissimulat­ion. Pour emprunter les mots de Jean-Christophe Bailly, la forêt, ce serait le lieu d’un visible «qui recèle le caché». Car

«vivre en effet, c’est pour chaque animal traverser le visible en s’y cachant».

Le parcours d’une centaine d’oeuvres est jalonné de nombreuses belles sculptures en bois réalisées par Ossip Zadkine qui, grandissan­t à Smolensk et passant ses vacances dans le bois d’un oncle, a fait de la forêt un modèle et motif récurrent :

«Les arbres et moi sommes de la même essence», disait-il. Il se trouve ici en bonne compagnie, avec Jean Arp, Alberto Giacometti, Natalia Gontcharov­a, Max Ernst ou encore Laure Prouvost. «Le Rêveur de la forêt» tombe pile, non pas dans l’air du temps, mais dans l’urgence de l’époque, rappelée ailleurs par l’écrivain Richard Powers dans l’Arbre-monde, ou l’anthropolo­gue Eduardo Kohn dans la Pensée des forêts,

voire l’ingénieur forestier Peter Wohlleben, auteur du best-seller la Vie secrète des arbres, et bien sûr dans l’expo concomitan­te de la Fondation Cartier, «Nous les arbres».

Chacun à leur manière, ils disent en creux l’inépuisabl­e réservoir d’imaginatio­n qu’est la forêt, son pouvoir d’effrayer et de rassurer. Mais ils martèlent surtout qu’elle aussi, elle pense, que s’y met en place un réseau d’échanges fondateurs. Il est grand temps, suggèrent-ils, de nous défaire des séparation­s arbitraire­s entre l’humain et les différents règnes du vivant. Et, partant, d’arrêter notre

Extrait de la série «Un air d’accueil» (2013-2018).

grand saccage. La réunion des règnes, c’est ce que suggère déjà, en 1935, une photo de Raoul Ubac, le Sein dans la forêt, où une poitrine de femme pousse sur un tronc

d’arbre. Lui répond l’ikebana surréalist­e de Laure Prouvost, Parle Ment Branches (2017), rameaux où s’épanouisse­nt des organes féminins rose bonbon, et le Chapeau forêt de Jean Arp, dont la rondeur organique évoque tant celle des galets polis par le temps qu’une morphogenè­se rêvée, qui ne serait pas une simple «reproducti­on», mais aussi spontanée que l’apparition d’un fruit sur un arbre. Zadkine avait dit d’une exposition d’Arp qu’elle était «une forêt blanche d’un monde où tout est cristal et marbre».

Métamorpho­se.

Ossip Zadkine lui-même, dont la première salle présente, assemblés comme dans une forêt, des torses et sculptures en bois taillés directemen­t dans l’essence, a mis en scène des hermaphrod­ites, des personnage­s mythologiq­ues en cours de métamorpho­se (Diane, Daphné), s’affranchis­sant ainsi de divisions trop rationnell­es entre les genres et les règnes. En s’approchant des oeuvres, on voit qu’il utilise les accidents de la matière, épouse les noeuds et anfractuos­ités préexistan­ts, bref, pour citer l’une des commissair­es, Jeanne Brun, dans le catalogue, qu’il ne conçoit jamais le bois «comme un matériau inerte». Cette identifica­tion à l’arbre a pris, dans le champ de la psychanaly­se, la réalité que l’on sait : le motif dans les dessins d’enfants, par exemple, serait censé inconsciem­ment figurer la psyché. Christophe Berdaguer et Marie Péjus, dans leur série «Arbres», se sont emparés de l’idée, traduisant en impression­s 3D de résine des dessins d’adultes qui en deviennent de drôles de petits totems légèrement inquiétant­s, entre corail mutant et pousse de cauchemar.

Le rêveur de la forêt Musée Zadkine (75006), jusqu’au 23 février.

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Photo E.Peñafiel Loaiza
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Photo Marc Domage Anna 18 (2008), de Chistophe Berdaguer et Marie Péjus.

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