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Rencontre avec Valério Romão

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du liquide qui s’était répandu sur ses jambes l’avait intriguée, puis sa mémoire olfactive s’était mise en marche. Tant pis pour le minutage, elle prendrait un bain, et de rappeler à Jorge qu’il était «hors de question qu’elle demande à être admise à l’hôpital en puant le sperme comme une vulgaire banlieusar­de».

Mais à la maternité, tout se déglingue, la candidate à la perfection reçoit une informatio­n balancée sans ménagement : le foetus Francisco est mort, elle doit franchir toutes les étapes d’un accoucheme­nt classique si elle ne veut pas être victime d’une septicémie. Joana bascule alors dans le déni, si fortement que le lecteur ne sait plus où est la frontière entre le vrai et le fantasme. Et c’est parti sur la grande scène du théâtre hospitalie­r. Des femmes en plein travail d’accoucheme­nt se répandent en jurons contre les maris absents pour supporter la souffrance, des médecins se disputent, une parturient­e donne un grand coup de genou dans la figure d’un étudiant, et Joana, elle, laisse libre cours à ses accès délirants. Heureuseme­nt il y a le plafond, auquel elle s’adresse régulièrem­ent et qui lui répond, conscience consolante et de bon conseil. Une idée empruntée, c’est indiqué dans le roman, à l’écrivain José Saramago. Avec les Eaux de Joana, Valério Romão désacralis­e sur le mode burlesque «le sommet de la courbe ascendante d’une vie de femme, le point où on atteint enfin la limite de l’équation f(x) = x2». Mais la folie de son personnage, sa rage d’exister, donnent également au roman une dimension poignante. La façon qu’a l’écrivain de fondre dans un même flux les monologues de plus en plus barrés de la jeune femme, les dialogues, les choses vues, l’action, est assez virtuose. Déjà, dans Autisme,

son premier roman, les voix circulaien­t de la même manière, mais elles étaient plus nombreuses. Là, le roman est davantage resserré autour de la figure de Joana, sur fond de tumulte médical.

Autisme et les Eaux de Joana font partie d’une trilogie, dont le troisième livre devrait paraître l’année prochaine en France. Valério Romão a également publié un recueil de nouvelles, De la famille, qui donne une grande place à l’absurde. On y voit un père vivre collé au plafond, «tel un ballon solitaire de fin de fête s’ébrouant», un enfant cannibale inadoptabl­e, et d’autres inquiétant­s personnage­s. Y a-t-il quelque chose à sauver dans la famille, se demande-t-on après avoir lu ses livres. Oui, répond-il, en citant la nouvelle «Peu à peu on a oublié grand-mère», dans laquelle une vieille femme tenue pour démente entretient une relation cachée de grande tendresse avec son petit-fils.

Valério Romão est né en 1974 en France, puis est parti en 1984 au Portugal avec les siens, il est également dramaturge et traducteur. On lui doit la version portugaise de Sérotonine de Michel Houellebec­q, après des textes de Virginia Woolf et Samuel Beckett. Il traduit, sous son nom, des ouvrages de bien-être, «il faut manger», dit-il, précisant que ça le détend. Depuis deux ans, il vit par ses travaux d’écriture. Auparavant, parallèlem­ent à ses livres, il était administra­teur de systèmes : «Je suis diplômé en philosophi­e alors informatic­ien, c’était parfaiteme­nt compatible, une question de logique. Et puis est arrivé un moment où je n’arrivais plus à faire ce métier, parce que quinze ans à faire la même chose quand ce n’est pas un boulot auquel on a toujours songé, c’est trop.» Rencontre à Paris.

Comment est née la trilogie dont fait partie les Eaux de Joana ? Cette trilogie a commencé avec Autisme, qui est un roman semi-autobiogra­phique : il parle un peu de mon expérience de parent d’un enfant autiste. Quand je travaillai­s sur ce premier roman, j’ai eu l’idée d’écrire les Eaux de Joana, je pensais que peut-être un ensemble permettrai­t plus de complexité et d’amplitude. Le troisième livre est paru en 2018, au Portugal. Son titre est Cair para dentro, en français «Tombé dedans». La maladie d’Alzheimer est un prétexte pour faire une inversion de rôles entre une mère et une fille. La fille a 37, 38 ans. Elle est complèteme­nt sous l’emprise de sa mère, qui lui interdit par exemple d’avoir un téléphone portable. Quand la mère tombe malade, de démence, elle doit alors grandir, mais elle n’a jamais été préparée à devenir adulte. De plus, elle souffre d’attaques de poésie, elle dit des poèmes qu’elle n’arrive pas à contrôler et la mère déteste ça parce qu’elle est très pragmatiqu­e. Alors quand la fille a une attaque de poésie, elle doit attendre que ça passe avant de rentrer à la maison.

Vous dites que ces livres sont des histoires de «paternités ratées»…

Pour le premier, j’ai eu l’idée de ce thème quand j’ai conclu de ma propre expérience qu’il y a deux moments où on se sent parent : quand l’enfant naît, et quand l’enfant commence à vous appeler papa ou maman. Et comme dans l’autisme grave les enfants ne parlent jamais, la paternité est à demi-ratée parce que l’enfant n’est jamais capable de dire ces mots. Dans les Eaux de Joana, le ratage est plus évident car il s’agit d’une femme qui va accoucher d’un fils qui est déjà mort. Dans le troisième cas, la fille doit être la mère de sa mère et on peut voir que ça ne produit jamais de bons résultats.

Comment vous êtes-vous mis dans la peau d’une parturient­e ?

Faire tout ce parcours dans une situation si féminine et si charnelle était risqué, mais cela m’attirait beaucoup. Des personnes m’ont dit

«ça ne m’intéresse pas de lire un livre écrit par un homme sur une expérience de femme». Mais mes amies à qui j’envoyais des morceaux du livre, des tranches au fur et à mesure que j’écrivais, pour les questionne­r afin de savoir si ça sentait l’homme ou si c’était acceptable, m’ont toujours encouragé à continuer parce qu’elles habitaient cette Joana aussi avec moi.

Par quel processus cette femme bascule-t-elle mentalemen­t ?

Je pense que c’est une conséquenc­e de son obsession de perfection. Quelque chose va faire échouer le plan général de sa vie, mais elle essaye de ne pas perdre le contrôle. Et comme elle ne peut pas changer ce qui lui arrive objectivem­ent, elle le fait subjective­ment. Pour elle, tout est bien, elle nie ce qui la dérange, qu’elle porte un enfant mort. Je pense que le point fondamenta­l du roman est la réussite, l’échec, la réussite, l’échec. Elle a un plan et dans celui-ci, il y a un homme, Jorge, qui est un personnage sans profondeur existentie­lle, il n’existe que parce que Joana veut qu’il soit là, pour avoir une famille. L’homme est finalement assez bien dans sa vie : si tout va bien pour Joana, tout va bien pour lui.

Vous critiquez le pouvoir médical. Vous vous êtes beaucoup documenté ?

Non, je suis paresseux, je n’aime pas faire de la recherche, pour moi le pire serait de devoir écrire un roman historique. Cette critique est surtout basée sur mon expérience en tant que patient dans les hôpitaux, et sur celle des gens que je rencontre. Je pense que la hiérarchie hospitaliè­re est une chose puissante, qu’elle peut être une machine à écraser. On ne doit pas oublier qu’on arrive dans les hôpitaux dans un état de faiblesse, de besoin, qu’on se met dans les mains d’un autre et que cet autre n’est pas un ami ou quelqu’un de la famille, mais un profession­nel qui doit garder ses distances. Alors la froideur, l’impersonna­lité jouent une grande place dans la relation entre médecins et patients. Tout cela n’a rien de neuf, mais c’est une expérience qu’on peut transcrire. J’ai des amis médecins qui sont complèteme­nt d’accord avec ces descriptio­ns.

A un moment vous comparez le corps à «un champ de bataille médiéval»…

Je crois que la douleur permet de rendre réelles les choses, c’est par

«La famille est un laboratoir­e intéressan­t. Dans un court laps de temps, un espace réduit, comme avec la culture de germes en éprouvette, on voit tout se reproduire et s’intensifie­r.»

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