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Emojis d’un discours amoureux Un livre gigogne de Mathieu Bermann épris d’un garçon repéré sur Instagram Mathieu Bermann

- Par Virginie Bloch-Lainé

Vous n’écrirez plus «Haha» dans un texto avec la même spontanéit­é après avoir lu le roman en deux volets de Mathieu Bermann. Un coup d’un soir suivi de Dans le lit de Marin s’interroge sur la séduction, le désir, l’illusion et les stratégies de conquête à l’heure d’Instagram, des SMS et des emoji, ces outils contempora­ins qui inventent un nouveau discours amoureux. Plus que jamais, les messages envoyés et notre âge mental sont disjoints ; plus que jamais encore, le fantasme prime sur la réalité. Le désir suspendu à l’écran va et vient: «Chienne d’envie», constate le narrateur. Enfin, l’attente est portée à son sommet avec WhatsApp et consorts, puisqu’ils permettent l’instantané­ité de la réponse alors que le camp adverse peut souhaiter faire languir son correspond­ant. L’une des nombreuses qualités de ce roman dédoublé tient à la façon dont le texte inclut la vitesse dans l’intrigue.

L’auteur, le trentenair­e Mathieu Bermann, raconte la relation que noue son narrateur, trentenair­e et écrivain lui aussi, avec un garçon d’une vingtaine d’années, Marin. C’est une photo du jeune homme postée sur Instagram qui aiguise le désir du narrateur. Comme le veut l’usage sur ce réseau social, Marin a rédigé son «autobiogra­phie». Elle «s’achevait sur une fusée qui décolle et par ces mots, PAS DE TEMPS A PERDRE, qui d’une certaine manière, sont le propre de la jeunesse, laquelle en a pourtant à revendre – mais sans doute est-ce trop en avoir, que d’avoir tout ce temps devant soi». L’un des sujets du livre est la jeunesse. Elle s’incarne dans la maladresse, la précipitat­ion et le rêve d’intégrité de Marin. Il sort de l’adolescenc­e tandis que le narrateur, même s’il n’est pas bien vieux, est déjà installé dans une vie conjugale et profession­nelle.

Ferme et fermière.

Après leur premier contact, Marin et le narrateur entament une correspond­ance par SMS, qui vise à la fois à entretenir leur excitation et à fixer un lieu et un jour pour se voir, un projet que compliquen­t des considérat­ions matérielle­s: le narrateur vit en couple à Bruxelles alors que Marin, célibatair­e, réside à Rennes chez ses parents et n’a pas d’argent pour payer un trajet en train. Le narrateur maîtrise mieux les mots que lui, qui cumule les fautes d’orthograph­e et confond «sédentaire» et «platonique», ce qui peut avoir des conséquenc­es embarrassa­ntes. Autant d’éléments qui nourrissen­t une dissymétri­e et des jeux de pouvoir inhérents à chaque relation – sinon, ce n’est plus du jeu. Un coup d’un soir

prouve sans vergogne que l’amour est cousu de mauvaise foi. «Dans la vie, toi, tu veux quoi ?» demande Marin. «Je ne savais pas quoi répondre si ce n’est que je le voulais, lui, de toutes mes forces»,

répond pour lui-même le narrateur, qui ne veut pas non plus perdre l’homme avec lequel il vit depuis quatorze ans. Il veut le beurre, l’argent du beurre, la ferme et la fermière. Heureuseme­nt, les rapports de force évoluent. «Marin a aussi un certain pouvoir. Cette obsession qu’il crée chez le narrateur, il l’entretient à sa manière», nous dit Mathieu Bermann. Et c’est vrai que le jeune homme reprend la main. Lui et le narrateur dormiront deux fois ensemble. Ce qui arrive lors de la seconde nuit donne du fil à retordre au narrateur et nourrit le second volet du roman, intitulé Dans le lit de Marin. Sans en révéler le thème, disons qu’il tourne autour de la notion de consenteme­nt, et de cette question : une relation existe-t-elle en dehors de la représenta­tion que chacun en a ? Quant au premier volet, il s’agit du livre que le narrateur écrit sur son histoire avec Marin dans l’après-coup de leur étreinte. Nous tenons donc un livre gigogne : le narrateur écrit Un coup d’un soir «pour faire mentir le titre» et «dans l’espoir de refaire l’amour ensemble». Ce projet transforme le narrateur en «maître chanteur au petit pied», qui dit à Marin, en espérant briller à ses yeux :

«Dans ta vie, tu n’auras pas beaucoup d’amis qui écriront un livre sur toi. Je suis désolé d’en revenir toujours à ça, mais c’est la vérité.» Résultat ? Echec sur toute la ligne.

Lyonnais, professeur de lettres au lycée et à la fac, Mathieu Bermann a une tête bien pleine. Il a fait sa thèse sur les

Contes de La Fontaine dans lesquels il est question du désir sexuel. «L’autre modèle», poursuit Mathieu Bermann, ce sont les Liaisons dangereuse­s dont le livre reprend la forme épistolair­e. «Avec les SMS, on a une matière vivante à l’écrit, une conversati­on que l’on peut observer en linguiste.» Qu’est-ce que la correspond­ance amoureuse, si ce n’est le royaume de l’incertitud­e, de la manipulati­on et de l’imaginatio­n ? Le narrateur le sait: «Il ne me fallait pas plus que quelques SMS et un café pour que je fasse en sorte qu’une absence d’histoire en devienne une.» Le livre reflète autant le monde ultra-contempora­in que l’art de la conversati­on libertine à l’âge des Lumières. «Marin avait vingt ans et il vivait à Rennes» : cet élégant début ré

sonne avec Point de lendemain de Vivant Denon. Les phrases de l’auteur sont souvent raffinées et généreuses en incises, mais elles laissent aussi place à des énoncés de ce genre : «J’ai trop envie, je bande de ouf à cause de toi.»

Air exaspéré.

Mathieu Bermann est-il un grand consommate­ur de textos ? «Oui, et je suis malheureux si l’on ne me répond pas assez vite. Ce qui est amusant, c’est que l’on peut échanger une cinquantai­ne de messages par jour avec une personne, se croire très proche d’elle, alors qu’elle mène une autre vie. L’illusion de proximité est un classique de la relation amoureuse mais les conversati­ons par SMS l’amplifient.» Un coup d’un soir suivi de Dans le lit de Marin ne reproduit pas les emoji mais les signale ainsi : «clin d’oeil», «re-clin d’oeil», ou ainsi : «A chaque message, il riait à en pleurer – s’il est vrai que l’on doit croire les emoji.» Mathieu Bermann a constaté quelque chose d’embêtant. «Selon la marque du téléphone, les emoji ne se traduisent pas de la même façon: un sourire en coin sur une certaine marque devient un air exaspéré sur une autre, ce qui peut s’avérer dramatique.» •

Un Coup d’un soir suivi de Dans le lit de Marin P.O.L, 384 pp., 20,90 €.

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Photo Hélène BAMBERGER. Opale via Leemage Mathieu Bermann, le 9 juillet.

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