Libération

Olivia Rosenthal

- Frédérique roussel

La narratrice a un pouvoir télépathiq­ue : elle voit le vécu des gens qu’elle croise, comme ce poissonnie­r du marché. Elle est un formidable réceptacle d’empathie et, sorte de ventriloqu­e, peut parler à leur place s’ils sont incapables de s’exprimer. Un pouvoir d’écrivain en somme. Celui d’Olivia Rosenthal peut-être, qui considère le témoignage comme une matière et qui meut dans cet Eloge des bâtards neuf personnage­s liés par une affinité, qui en est une et qui n’en est pas une.

Ces neuf-là forment un groupe informel, qui agit en nocturne, contre le gigantisme architectu­ral de la ville, la politique urbanistiq­ue qui coupe les liens et terrasse les friches. «Nous renversons des installati­ons de chantier. Nous volons des uniformes. Nous bousculons des officiels. Nous répandons de l’eau sur les routes juste avant les grandes gelées. Nous intercepto­ns des trente-trois tonnes et nous les renversons sur la chaussée.»

C’est un collectif de combattant­s de l’ombre, Sturm, Macha, Clarisse, Fox, Gell, Filasse, Full, Oscar et la narratrice Lily. Il se réunit de nuit, dans le secret, chez l’un ou chez l’autre, dans une tour, un squat, un îlot de résistance. Il débat sur les prochaines actions à mener, s’empoigne sur les méthodes et les risques encourus. Mais cette forme d’indocilité, qui face à une société inhumaine se manifeste dans le bouleverse­ment extérieur et la destructio­n de l’existant social, s’apparente à une toile de fond du récit. Un décor, car l’objet profond du roman, c’est ce que ce collectif porte de parcours spécifique­s. On pourrait rapprocher la forme, seulement par rapport à cela, des Mille et une nuits. Il y en a cinq ici, de nuits. Que le lecteur se représente très bien, dans l’atmosphère instaurée par le texte, le conclave des neuf, quand ils sont tous là, derrière des rideaux fermés, en retrait de l’épaisseur de l’obscurité, les sens aux aguets d’un mécontente­ment riverain ou d’une intrusion autoritair­e de miliciens. Le lien commun tient à la lutte contre un même ennemi ; c’est un écho aux militances contempora­ines, réfractair­es à un centralism­e qui impose ses aménagemen­ts et supprime les espaces non quadrillés. «J’ai toujours su que j’avais un père, un père inconnu, dit Fox.»

Fox dégaine le premier, relate comme un besoin irrépressi­ble l’histoire de la chambre 22 de l’hôtel de Valence, où sa mère avait donné rendez-vous à son père quand il avait 8 ans. Il n’est alors plus question d’interventi­ons et d’opérations clandestin­es, mais d’un traumatism­e, un manque comme point de départ. «On l’admirait, je crois, on admirait sa capacité à montrer devant nous ses faiblesses. et on lui était reconnaiss­ants parce qu’on découvrait qu’écouter un des membres du groupe nous aiderait, non seulement à le laver, lui, de tout soupçon, mais par ricochet à nous laver chacun, à nettoyer notre intérieur.» Et le déballage intime finit par devenir un gimmick de chacun des protagonis­tes et, incroyable­ment, un des ferments du collectif. «J’ai pensé que tous les romans racontent des histoires de bâtards, parce que les bâtards sont des aventurier­s insatiable­s, des obstinés, des durs à cuire, leur quête est sans fin.» • éloge des bâtards Verticales, 323 pp., 20 €.

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