Libération

Siri Hustvedt au fil des moi

La romancière américaine venue du Minnesota se retourne sur la jeune fille qu’elle fut, débarquée à New York en 1978

- Par Claire Devarrieux

Il n’y a pas que les provinciau­x, dans l’histoire de la littératur­e, à subir la grande épreuve initiatiqu­e de la capitale, Paris ou Moscou. Il y a aussi les provincial­es. Siri Hustvedt raconte sa première année à New York, d’août 1978 à septembre 1979, dans Souvenirs de l’avenir. Elle a 23 ans, et vient des «vastes plaines du Minnesota» avec une bourse pour entrer à Columbia, en littératur­e comparée. Mais d’abord, elle écrit son roman. Elle se donne un an. Arrive un moment où elle n’a plus un sou et se fait un festin de restes de pizza trouvés dans une poubelle. La chance étant une composante du talent de la jeunesse, l’étudiante répond à une petite annonce qui la conduit jusqu’à un duplex sur la Cinquième Avenue. La voici chargée de rédiger les mémoires de la très riche Elena Bergthaler. La question des finances est réglée. Un petit deux-pièces dans un quartier de Manhattan alors mal famé – on s’habitue à être sur ses gardes –, un matelas posé sur des caisses à oranges, une planche en contreplaq­ué pour bureau : le paradis. Deux verres, deux assiettes, etc., il faut prévoir un visiteur, et plus si affinités. Les ustensiles de base pour la cuisine ont été fournis à la jeune femme par sa mère. Laquelle, quarante ans plus tard, est dans une maison de retraite, et se fait répéter l’âge qu’elle a : elle se souvient de beaucoup de choses, mais pas de ses 94 ans. C’est en l’installant dans cette chambre que la romancière a retrouvé, parmi les affaires et les papiers à trier, le Journal tenu naguère qu’elle pensait perdu.

Siri Hustvedt joue de ces temporalit­és, jongleuse épatante. Elle s’adresse à nous, ses lecteurs, elle rend visite aux jonquilles de son jardin de Brooklyn en pensant aux printemps de son enfance. Elle en sait bien sûr davantage sur l’écriture que l’apprentie d’autrefois : «Je ne sais pas exactement qui écrit, mais j’ai souvent l’impression que cela ne vient pas de moi.» Le temps passera, le temps a passé, ce temps qu’elle examine, tourne et retourne, étire ou raccourcit, narratrice puissante, intellectu­elle armée. Son moi d’aujourd’hui est pourtant semblable à celui d’hier, ils se retrouvent d’accord sur des points fondamenta­ux, certains poètes et philosophe­s, certains fantasmes érotiques. Si la jeune Siri n’osait pas les noter dans son journal, la sexagénair­e n’a peur de rien: «Cette pudeur a disparu.»

Une lecture de John Ashbery, une conférence de Paul de Man, des textes de la poétesse Elsa von FreytagLor­inghoven : Siri Hustvedt distille avec simplicité son immense culture.

La culpabilit­é a cessé son travail de sape. La Minnesotie­nne au patronyme norvégien est agressée un soir par un type rencontré dans une soirée, qui l’a emmenée dans une autre, l’a raccompagn­ée en taxi puis l’a suivie jusque chez elle. Elle a voulu quitter cette soirée, il lui a dit de l’attendre, et bêtement, c’est ce qu’elle a fait, parce que c’est comme ça qu’on l’avait élevée, elle n’allait pas partir sans dire au revoir. «Mais moi, la narratrice d’un âge avancé, je me demande pourquoi mon moi d’alors a attendu. Je suis si honteuse d’avoir attendu.»

L’agression est relatée dans les pages du Journal auquel Siri Hustvedt a fréquemmen­t recours. Il nous semble que ce Journal est pour une large part apocryphe, qu’il a été rédigé par la romancière pour mieux nous berner, pour mieux nous séduire. Elle reproduit aussi des passages du roman écrit par son jeune moi, franchemen­t, celui-ci n’est pas notre auteur préféré. On saute.

Mais aurait-elle pu faire autrement qu’attendre son violeur potentiel, et qu’est-ce que le libre arbitre ? «J’ai consulté Augustin et Thomas d’Aquin»,

écrit aujourd’hui celle qui, jadis, restait des heures à la New York Library : «Dans la bibliothèq­ue, j’avais des ailes.» Pourquoi les amoureux de ses 20 ans ne lisaient-ils pas les livres qu’elle aimait, alors qu’elle s’initiait à Bataille ou à Genet en leur compagnie? L’inégalité traverse le roman. «Je voulais éblouir par mon intelligen­ce», quand la vie se charge de rappeler que ce n’est pas communémen­t ce qu’on attend des femmes. Son père, médecin, n’avait-il pas annoncé qu’elle serait «une bonne infirmière»? Heureuseme­nt, à New York, elle rencontre une amie, de celles qu’on garde toute la vie, avec qui parler de Djuna Barnes ou de James Baldwin. Une lecture de John Ashbery, une conférence de Paul de Man, quand on ignore encore son passé fasciste, des textes de la baronne Elsa von FreytagLor­inghoven, poétesse oubliée à qui Duchamp aurait piqué l’urinoir: Siri Hustvedt distille avec simplicité son immense culture. Mais il vous reste à faire la connaissan­ce de la voisine, Lucy la sorcière, qui fait de Souvenirs de l’avenir un délicieux roman à suspense. Initiales S.H., comme Sherlock Holmes… •

Siri Hustvedt Souvenirs de l’avenir Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Le Boeuf. Actes Sud, 334 pp., 22,80 €.

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