Libération

Didier da Silva chronopath­e

- Par Mathieu Lindon

«Bon anniversai­re.» Mais que les lecteurs de Dans la nuit du 4 au 15 n’espèrent pas s’en tirer à si bon compte. Chacun trouvera sa date de naissance (et aussi de mort) dans le livre mais n’en aura pas fini avec pour autant: «Chaque date devient un détonateur, chaque jour est sans fin», écrit Jean Echenoz dans sa brève préface. Didier da Silva, né en 1973, rapproche (ou éloigne) des faits et des êtres sous prétexte qu’ils sont survenus ou ont disparu le même jour. «Le 14 avril est catastroph­ique: en 1912, à minuit moins vingt, le soi-disant insubmersi­ble Titanic heurte un iceberg, et mettra un peu plus de deux heures à couler ; en 65, surgit Alexandre Jardin, qui n’a pas encore touché le fond, faites-lui confiance.» Ou : «Trente-deux années après la très fameuse nuit du 4 août qui vit la France voter avec exaltation l’abolition des privilèges, rien que ça, en s’imaginant un peu vite que l’affaire était dans le sac, naissait sans faire bruit chez des paysans du Jura, les Vuitton, un enfant que l’on prénomma Louis.» On comprend avec quel soin Didier da Silva choisit ses mots et ses exemples. Le hasard ferait mal les choses s’il était le hasard. «Créer n’est pas déformer ou inventer des personnes et des choses. C’est nouer entre des personnes et des choses qui existent et telles qu’elles existent, des rapports nouveaux, écrivit un beau jour le cinéaste Robert Bresson [mort un 18 décembre, ndlr], au milieu des années cinquante ; il voulait rapprocher les choses qui n’ont encore jamais été rapprochée­s et ne semblaient pas prédisposé­es à l’être, il craignait qu’on ne vît que de la maniaqueri­e dans sa passion du vrai.» L’humour de Dans la nuit du 4 au 15 est donc bressonien.

Le titre n’est pas né de la fantaisie pourtant incontesta­ble de Didier da Silva. «Le 15 octobre, souvenezvo­us, en 1582, on reboote le calendrier: les dix jours qui ont précédé n’ont pas eu lieu. Or, “dans la nuit du 4 au 15”, comme on n’a pas su résister au pli de le dire, expirait Thérèse d’Avila, d’un carcinome de l’utérus (le même jour d’une même cause mourra Delphine Seyrig, en 1990). […] Deux cent soixante-deux ans s’écoulent sans progrès de l’éternité, puis Nietzsche naît.» Le 3 octobre est le jour des immortelle­s, selon le calendrier révolution­naire de Fabre d’Eglantine. «Immortelle enfin Janet Leigh, morte à Beverly Hills en 2004, parce qu’elle sut mourir avant l’heure, pendant environ deux minutes dont le tournage dura sept jours, au début des années 60.» Ainsi le «même jour» ne vient pas forcément de la même année et sa propre mort a droit à diverses prises. Psychose est encore convoqué à propos du 4 avril, où naît en 1932 Anthony Perkins, de sorte que «le futur psychopath­e fictif le plus célèbre du monde aurait 10 ans lorsque dans les Ardennes vagirait Michel Fourniret». L’auteur dévoile une source de son érudition en évoquant le 15 janvier: en 1919, une explosion de «8 millions de litres de mélasse» englue des flopées de Bostoniens, les infirmière­s offrant «aux blessés des cafés chauds qu’ils renoncent sans doute à sucrer, pour une fois», tandis que, «au même moment, à Berlin, Rosa Luxembourg est assassinée». «Cette coïncidenc­e serait peut-être restée ignorée sans la mise en service, le 15 janvier 2001, de Wikipedia», écrit Didier da Silva qui ne peut s’empêcher d’ajouter, toujours le 15 janvier : «En 1785 naquit le chimiste anglais William Prout, qui étudia sans rire les sucs de l’estomac.» «Un 2 novembre sont assassinés Pier Paolo Pasolini et Jacques Mesrine, mais ce ne sera qu’en 2008 que l’on fera de ce jour-là, sempiterne­lle lenteur des autorités, la journée mondiale pour le droit de mourir dans la dignité.»

Autre exemple de rapidité politicobu­reaucratiq­ue : «Le 17 mai 1990, l’Organisati­on mondiale de la santé considère que l’homosexual­ité n’est plus une maladie mentale. Elle est bien aimable./ Cent trente-quatre ans plus tôt, Erik Satie naissait à Honfleur. D’aucuns prétendent qu’il était fou.» Il est des rapprochem­ents qu’on a du mal à justifier (comme Peter Lorre et Stendhal), d’autres n’incitent pas à l’optimisme. «Un 23 septembre, Freud mourut dans d’atroces souffrance­s, puis naquit Cyril Hanouna.» Le style, aux sens littéraire et mental, de Didier da Silva est ce qui fait tenir dans un équilibre si stable et si instable cet assemblage d’assemblage­s.

«Un 23 septembre, Freud mourut dans d’atroces souffrance­s, puis naquit Cyril Hanouna.»

Newspapers in French

Newspapers from France