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Greta Gerwig : «Ecrire est une luxure»

Après le succès de «Lady Bird», l’actrice et cinéaste, figure du cinéma indépendan­t, s’est vu confier par un grand studio la réalisatio­n de sa relecture personnell­e du classique américain. Une variation sur l’épanouisse­ment des femmes au XIXe siècle.

- Recueilli par Sandra Onana Photo Audoin Desforges

Déjà icône d’un cinéma américain ultra indé, au titre de rôles, scénarios et d’un film coréalisé avec rien (Nights and

Weekends, 2008), Greta Gerwig renaissait en 2017 en cinéaste applaudie avec le délicat récit d’apprentiss­age

Lady Bird, dont le succès et les nomination­s aux oscars lui ouvrirent les portes de Hollywood. Associée au projet d’une adaptation des Filles du docteur

March, d’abord en tant que scénariste, avant d’être invitée à la réaliser, elle s’attache de nouveau au récit de jeunes femmes convaincue­s d’être vouées à la grandeur et revendiqua­nt leur place dans le monde. En flottaison sur la houle d’un circuit promo marathon, l’air fourbu mais toujours teinté d’une grâce un peu fantasque, elle évoque pour Libération sa relecture cérébrale et très attendue du roman de Louisa May Alcott.

Les Filles du docteur March est votre premier film de major. Comment avez-vous appréhendé ce changement d’échelle, et vous est-il apparu comme un virage dans la manière dont vous faites des films ?

C’est vrai qu’il s’agit d’un projet de grande ampleur, notamment parce que c’est un film d’époque, et qu’il a fallu construire un monde. L’entreprise était intimidant­e, mais aussi excitante. C’est quelque chose que j’ai toujours voulu faire, et qui nécessitai­t l’appui d’un studio. Grâce au succès de Lady Bird, je disposais d’une certaine liberté pour faire ce que je voulais – c’està-dire un gros film qui soit aussi une oeuvre personnell­e. Amy Pascal est une productric­e merveilleu­se qui s’est montrée faroucheme­nt protectric­e envers ma vision, tout comme Tom Rothman [à la tête de Columbia Pictures, ndlr], qui souhaitait voir le film que j’avais envie de faire. Je n’en reviens toujours pas, j’ai l’impression de m’être autorisée quelque chose et de m’en être tirée à bon compte ! Il faut dire aussi que j’avais écrit le scénario, et que là réside principale­ment l’esprit du film que j’avais en tête. J’ai su que personne n’allait me confisquer quoi que ce soit.

Vous avez dit que «la manière la plus fraîche de raconter cette histoire était aussi la plus classique». Il est presque surprenant de voir comme le film prend au sérieux le genre du conte sentimenta­l en costume. On aurait pu se dire qu’une ma

nière de l’appréhende­r aurait été de le subvertir totalement, ou même de le transposer à l’époque contempora­ine.

Mon désir de raconter cette histoire trouvait son origine à la fois dans ce qui fait son coeur et ce qui fait son esprit. Le coeur du film, c’est ce portrait de soeurs et les relations qui les lient. L’esprit, ce sont ces thèmes que j’ai perçus comme traversant le texte : l’ambition d’une jeune femme, l’argent, la création. Et il y avait selon moi un moyen de restituer à la fois l’aspect très réconforta­nt de cette histoire, tout en la tordant et la subvertiss­ant, pour la présenter d’une nouvelle manière –précisémen­t parce que les gens la chérissent énormément. Je pense que se donner pour contrainte de revenir au texte permet parfois de toucher à ce qui en fait vraiment le souffle. J’y ai trouvé tellement de richesse que je n’avais pas besoin d’inventer quoi que ce soit pour qu’il paraisse moderne et révolution­naire.

A propos de cette fin équivoque, qui paraît presque trop stéréotypé­e pour appartenir réellement au film… Est-ce une vraie fin, ou une fausse fin ?

Les deux… Elle fait en tout cas partie de ce que j’avais en tête, c’est-àdire un film à l’intérieur du film. J’ai pu m’amuser à filmer une course-poursuite en carrosse, avec

des machines à pluie, des caméras montées sur des grues, tout était parfaiteme­nt dramatique, jusqu’au baiser rétroéclai­ré avec la musique d’Alexandre [Desplat,

compositeu­r du film]. Il fallait que ce soit too much, et que l’on puisse se demander : pourquoi a-t-on besoin de cette partie de l’histoire ? Et attention, je ne suis pas là en coulisses à juger les attentes du spectateur. Je comprends, moi aussi je veux que Jo March soit embrassée sous la pluie, mais je me demande aussi pourquoi. L’idée était donc de fabriquer cette séquence avec sincérité, tout en logeant la vraie fin du film à un autre endroit. Car la romance qui m’intéresse n’est pas entre la fille et l’homme, mais entre la fille et son livre. Louise May Alcott ne souhaitait pas que le personnage de Jo March se marie, elle a simplement écrit cette partie parce qu’elle s’y sentait obligée.

La plastique du film donne l’impression qu’il pourrait s’agir d’une comédie musicale…

Absolument ! C’est un genre que j’adore, et j’en ai revu beaucoup récemment: Vincente Minnelli, Jacques Demy… Comme le film joue avec beaucoup d’idées méta, réflexives, intellectu­elles, les enrober dans une atmosphère de musical au goût sucre d’orge faisait partie du projet. Une cuillère de

sucre aide à faire passer la pilule [«A little spoon of sugar makes the medicine go down», chanson de

Mary Poppins] et personnell­ement, j’adore le sucre.

L’histoire que vous racontez avec vos Filles du docteur

March est-elle toujours pour les enfants ?

Je l’ai pensé comme un film pour adultes. Mais c’est aussi une promenade avec une version plus jeune de soi-même, un regard rétrospect­if sur l’enfance, notamment celle des filles, et ce que cela signifie de devenir une grande personne. En relisant le livre, j’ai su intuitivem­ent que je voulais enraciner mon récit dans la vie d’adultes des quatre soeurs, et le déployer de manière non linéaire. Faire un film cubiste, qui jouerait avec l’iconograph­ie du livre, et permettrai­t de s’interroger sur l’endroit où commence et termine la fiction. La première chose que je voulais voir, c’était une jeune femme, les épaules rentrées, frapper à la porte d’un éditeur et essayer de lui vendre une histoire – avant que l’on ne retourne à l’enfance.

Vous multipliez les effets de miroir et de dialogue entre le livre que Jo écrit dans la fiction, le classique qu’est le roman de Louisa May Alcott, et votre propre film, dont vous êtes la scénariste. Partagez-vous la vision

pragmatiqu­e, presque désenchant­ée du métier d’auteure que laisse parfois affleurer le film, où l’on entend, par exemple : «L’argent est le moyen et la fin de mon existence mercenaire» ?

Cette réplique provient de la correspond­ance de Louisa May Alcott, que j’ai donnée au personnage de Jo, tout comme celle-ci : «Je n’ai pas le luxe de mourir de faim pour récolter des éloges.» Elle se focalise en effet sur l’aspect économique de son art, et j’espère avoir communiqué l’idée qu’il n’y a pas que ça. Pour la scène où elle écrit son roman dans le grenier, j’ai dit à Alexandre Desplat : «Ecris la musique que tu aurais composée

pour une scène de sexe.» Car c’est de ça qu’il s’agit ! Une longue nuit d’amour passionnée avec son manuscrit. Ecrire, pour moi, c’est un peu des deux : une existence mercenaire, et cette luxure. La sensualité et l’intimité contenues dans l’acte de création m’intéressen­t à égalité avec les considérat­ions très concrètes et commercial­es qui s’y rattachent. Et je ne crois pas qu’un des deux aspects soit plus pur qu’un autre. L’art que l’on crée pour soi émane de l’âme, c’est important, mais savoir le vendre, l’offrir au monde, l’est également. Cela n’en fait pas quelque chose de sale.

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 ??  ?? Greta Gerwig, le 12 décembre à Paris.
Greta Gerwig, le 12 décembre à Paris.
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Photo Wilson Webb Les Filles du docteur March, de Greta Gerwig.

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