La réponse la plus longue (qui refait l’histoire)
Tchernobyl
On dit souvent du fact-checking qu’il est né avec le numérique. C’est inexact. Mais ce qui est sûr, c’est que la Toile, infinie banque de données, collectionneuse d’images, répertoire planétaire, est l’alliée précieuse du vérificateur. Sauf quand l’interrogation d’un lecteur vous renvoie dans le passé argentique, celui des feuilles volantes et des fax. Il faut alors prendre d’assaut le mur de cartons de la documentation de Libération.
Pour les assistés numériques que nous sommes, cette archéologie au pays des documents solides est exotique. Mais pas toujours gratifiante. Ce jour-là, le dossier que l’on cherchait, à la lettre T, ne s’y trouvait pas. Pas en entier, du moins. De l’histoire de la catastrophe de Tchernobyl, dans la «doc» de Libé, il ne reste plus qu’une moitié. L’autre a probablement été égarée, oubliée, jetée dans un des déménagements du journal.
Rassurants.
Ce qui nous a poussés à mettre le nez dans la poussière, c’est une question sur une minute célèbre de la télévision française. Nous sommes le 30 avril 1986. Deux jours plus tôt, la France a appris qu’un incident nucléaire grave a eu lieu à Tchernobyl. Claude Sérillon présente le JT sur Antenne2. Il évoque le nuage radioactif et donne la parole à la journaliste Brigitte Simonetta : «Une dépression a pris place sur la Sardaigne. Là, les vents tournent dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Si l’émission radioactive persistait, tout laisse à penser que cette poussière, aspirée depuis l’Ukraine, serait renvoyée vers l’Italie, la Yougoslavie et l’Autriche. En France, l’anticyclone des Açores s’est développé, la météo affirme qu’il restera, jusqu’à vendredi prochain, suffisamment puissant pour offrir une véritable barrière de protection.» A l’écran, un panneau stop figure l’action protectrice de l’anticyclone. Comme chacun le sait aujourd’hui, le nuage radioactif chatouillait déjà le sud-est de la France au moment où étaient prononcés les mots rassurants de Brigitte Simonetta. Et allait, dès le lendemain, recouvrir le territoire. Trente-trois ans plus tard, la séquence est souvent utilisée pour nourrir la thèse d’une désinformation des autorités. Certains estimant même que c’est cette minute de météo
qui va donner corps à la fameuse théorie du nuage de Tchernobyl «s’arrêtant à la frontière française».
«Pression».
Invité le 4 octobre sur France5, Jean-Pierre Pernaut a même parlé de «trucage». Aiguillonné par l’actualité (on parlait alors de l’incendie de l’usine Lubrizol de Rouen et des accusations de désinformation des autorités), le présentateur est revenu sur le précédent de Tchernobyl, évoquant un
«mensonge d’Etat», et une manipulation de Météo France, coupable d’avoir «déplacé un anticyclone de 800 kilomètres» sur ses cartes pour faire croire que la France était à l’abri.
«Y a-t-il eu trucage ?» nous a alors demandé un internaute, nous envoyant trente-trois ans dans le passé, à la recherche d’un complot ou des indices d’une erreur.
On a d’abord ouvert une partie du dossier d’instruction, compilé par des militants antinucléaires, de la gigantesque enquête (dix ans) menée en vain sur la gestion de la catastrophe par les autorités françaises. Sur une note manuscrite, on lit une question sans réponse : «Météo nationale. Brigitte Simonetta dit que la France n’est pas touchée. On voit un panneau stop. Qui a influencé la météo ?» La même écriture s’interroge pour savoir si «la pression a été mise sur la météo nationale ou sur le journal télévisé».
Il a fallu éplucher les PV d’audition des responsables de la météo au moment des faits, entendus lors de l’enquête. Il a fallu retrouver puis joindre ceux qui étaient encore vivants. Il a fallu apprendre que la modélisation du transport de polluants dans l’atmosphère (une science balbutiante en 1986) n’a rien à voir avec la prévision météo. Il a fallu se familiariser avec les services, les sous-services et les acronymes de la
«météorologie nationale». Il a fallu se procurer des cartes météo de l’époque, y compris de la météo britannique, pour voir si leurs confrères français avaient bidouillé les leurs. Il a fallu reconstituer la genèse du JT du 30 avril 1986 d’Antenne 2, identifier et contacter les rédacteurs en chef qui officiaient alors, apprendre comment travaille un journaliste météo. Il a fallu peser la part de fantasme dans l’influence prêtée au Pr Pellerin, le «méchant de l’histoire», qui était alors patron du Service central de protection contre les rayonnements ionisants (SCPRI, chargé de la communication après la catastrophe) ; l’architecte présumé du supposé mensonge étant mort en 2013. Il a fallu trier dans les souvenirs parfois trop accusateurs de certains.
Il a fallu, enfin, retrouver l’intéressée. Celle dont tout le monde parle sans jamais prendre la peine de l’entendre : Brigitte Simonetta. On savait que sa carrière télévisuelle n’avait pas survécu à cette minute radioactive. On a appris au cours de notre enquête qu’elle avait trouvé refuge chez GRDF. Nous l’avons finalement retrouvée, jeune retraitée dans le sud de la France. Elle aussi avait des souvenirs diffus de cette minute qui a pourtant changé sa vie. Elle était ainsi persuadée que le 30 avril 1986 était un dimanche, «un jour d’effectifs réduits», nous a-t-elle affirmé. En fait, c’était un mercredi. La mémoire, qui sait tricher parfois, lui ayant peut-être offert ce souvenir brouillé comme une circonstance atténuante d’une faute qu’elle reconnaît pourtant avec franchise. Mais en rejetant avec vigueur toute accusation de manipulation. Le résultat de cette longue enquête (trop longue pour être racontée ici tout en en livrant l’issue) est lisible sur le site de Libération.