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A Taiwan, un projet de loi contre la stratégie d’influence chinoise

Quelques jours avant les élections, l’Assemblée doit se prononcer, ce mardi, sur un texte visant à protéger sa souveraine­té. Dans le viseur des députés : Pékin.

- Par Mathilde Ferré Correspond­ance à Taiwan

La présidente taïwanaise, Tsai Ing-wen, dans un meeting électoral à Taipei, Taiwan, le 21 décembre.

Depuis des décennies, la Chine tente de conquérir le coeur et les esprits de Taiwan, par tous les moyens. La menace n’est pas nouvelle, mais il y a aujourd’hui «urgence», selon la présidente Tsai Ing-wen. Le 11 janvier, elle met son mandat en jeu, tout comme sa majorité à l’Assemblée. veut donc faire adopter ce mardi au pas de charge une loi contre les ingérences étrangères, tant qu’elle en a le pouvoir. Ce texte doit poser les fondations pour protéger la souveraine­té nationale face à la Chine qui revendique toujours l’île comme une partie intégrante de son territoire. L’opposition crie au retour de la

«terreur blanche», ces quarante années sombres de la loi martiale, levée en 1987.

Impuissanc­e.

«C’est un cadre, la première pierre d’un processus» pour défendre la démocratie, résume le député Freddy Lim. Ce projet d’«Anti-Infiltrati­on Act» cible «les forces étrangères hostiles», ces «pays ou groupes en guerre ou prêts à faire usage de la force pour mettre en danger la nation». La république populaire de Chine n’est pas nommée, mais c’est bien elle qui est dans le viseur, elle qui assure qu’elle «ne renoncera pas à recourir à la force pour combattre les forces indépendan­tistes à Taiwan». Le projet de loi prévoit d’interdire aux organisati­ons ou individus sponsorisé­s par ces puissances étrangères toute contributi­on politique, action de lobbying ou propagatio­n de fausses nouvelles destinées à perturber les élections. Ce dernier point est en particulie­r un vrai fléau pour Taiwan. La campagne en cours a illustré une fois de plus l’impuissanc­e des autorités à juguler le «sharp power» chinois (expression qui désigne une propagande plus subversive et corrosive que celle du soft power) et le bombardeme­nt d’infox. Doute sur l’authentiEl­le cité de la thèse universita­ire de la présidente Tsai, manifestan­ts hongkongai­s rémunérés par la CIA, le flot de fausses informatio­ns grossit chaque jour, à grand renfort de médias partisans ou détenus par des capitaux rouges, de milliers de faux comptes sur les réseaux sociaux souvent basés à l’étranger et de «bots» informatiq­ues. Taiwan est le territoire le plus visé dans le monde par les campagnes de désinforma­tion chinoises, selon un rapport de l’université de Göteborg, en Suède. Et dans un pays où le taux de pénétratio­n de Facebook est l’un des plus élevés au monde (97%), le réseau social est devenu l’un des lieux de bataille les plus farouches. La plateforme américaine a confirmé mi-décembre avoir fermé 118 pages, 99 groupes et 51 comptes dupliqués. Selon un sondage publié en novembre par le journal Apple Daily, 23,6 % des personnes interrogée­s attribuent la désinforma­tion au parti de Tsai, 12,8% au Parti nationalis­te du Kuomintang (KMT) et seulement 17,8 % à Pékin.

Nouveaux délits.

A ces attaques s’ajoutent d’autres formes d’infiltrati­on. Une enquête est en cours après les allégation­s d’un prétendu espion chinois réfugié en Australie. Wang Liqiang affirme avoir été impliqué dans le versement, lors des municipale­s de 2018, de 2,8 millions de dollars (2,5 millions d’euros) au candidat Han Kuo-yu –adoubé par Pékin, et aujourd’hui candidat à la présidence. Par ailleurs, «certaines organisati­ons religieuse­s se retrouvent d’un coup avec des ressources et construise­nt des temples luxueux, reçoivent des statues de bouddhas et utilisent aussi l’argent pour faire la promotion d’hommes politiques en accrochant des bannières du Kuomintang»,

principal parti d’opposition, accuse Freddy Lim dans son bureau où trône un portrait géant du dalaï-lama version Andy Warhol. «Nous n’avons pas pour l’instant de loi pour essayer d’enquêter, mais des organisati­ons culturelle­s, religieuse­s ou des comités locaux ont reçu d’importante­s ressources financière­s et soutiennen­t certains hommes politiques. Y a-t-il des liens entre eux et le gouverneme­nt chinois ? D’après certains cas en Australie, la réponse est oui»,

assure le député en lice pour un second mandat. Selon lui,

«il ne s’agit pas d’espionnage à l’ancienne. Comment se doter d’un nouveau mécanisme administra­tif ou législatif pour faire cesser l’infiltrati­on des régimes autoritair­es comme les gouverneme­nts chinois ou russe ? Une loi ne suffira pas, mais c’est une première étape». De nombreux amendement­s suivront, relatifs à une possible obligation de communique­r sur l’origine des fonds ou l’instaurati­on de quotas. L’opposition fustige un texte qui les fait passer pour des agents du Parti communiste chinois. La majorité rétorque qu’elle suit l’exemple d’autres pays, dont l’Australie. Canberra a adopté en juin 2019 une loi introduisa­nt de nouveaux délits pour réprimer les agissement­s ou menaces délibérées de la part d’acteurs étrangers déterminés à influencer les affaires politiques intérieure­s ou de leur nuire.

«Taiwan essaie comme d’autres de contrecarr­er la puissance invasive de la Chine», a souligné le rédacteur en chef du Taiwan Sentinel, J. Michael Cole, lors d’une conférence sur la désinforma­tion, vendredi à Taipei, par Reporter sans frontières. «Le Parti communiste chinois essaie de déstabilis­er la société taïwanaise, c’est un fait […] et protéger la démocratie, c’est ce que cette administra­tion est en train de proposer.» Selon Cole, «évoquer la “terreur blanche” ou un texte qui transforme­rait Taiwan en Corée du Nord, comme le fait l’opposition, est une illustrati­on type de la désinforma­tion omniprésen­te» dans le pays. •

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Photo Tyrone Siu. Reuters

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