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Tim Flannery «L’Europe a été le noeud crucial de l’évolution des espèces et de la naissance du monde moderne»

Auteur d’un ouvrage sur l’histoire naturelle du Vieux Continent, le paléontolo­gue australien explique quelle fut l’importance et la richesse de la faune sur ce territoire. Une immense biodiversi­té aujourd’hui disparue. Il milite pour le «réensauvag­ement»

- Recueilli par Sonya Faure et Thibaut Sardier

Des girafes tendent leur cou vers le ciel, mais gardent un oeil sur ce troupeau d’éléphants aux trompes semblables à celles d’un tapir. A quelques mètres de là, on croise des cervidés, des éléphants encore, ou… des chiensours. Et des animaux encore plus bizarres, comme les chalicothè­res, mammifères à la tête de cheval et au corps de gorille. Ce drôle de bestiaire, on l’imagine façon Roi Lion

dans une savane africaine fantasmée. Pourtant, c’est bien en Europe qu’on aurait pu l’observer, si on avait vécu au miocène, de 23 à 5,3 millions d’années avant notre ère. Le continent a depuis perdu cette immense biodiversi­té. Le paléontolo­gue australien Tim Flannery nous rafraîchit la mémoire avec Superconti­nent. Une histoire naturelle de l’Europe (Flammarion, 2019). Dans un voyage au fil des 100 derniers millions d’années, il montre que l’Europe a toujours joué un rôle de carrefour, accueillan­t des espèces nombreuses et surprenant­es. Il invite à renouer avec ce passé en «réensauvag­eant» nos territoire­s… ou en ressuscita­nt des espèces disparues.

Si vous deviez ressuscite­r un animal disparu, ce serait l’anisodon, un drôle de quadrupède de 1,50m au garrot. Pourquoi lui ?

Parce que cet animal de la fin du miocène est une énigme : rien de semblable n’existe aujourd’hui! Imaginez une créature dont la démarche est similaire à celle d’un grand singe, avec une tête de cheval, un cou d’Okapi et des bras de gorille ! J’aimerais le voir et comprendre ce qu’il faisait d’un tel corps.

Pourquoi est-il important, pour penser la biodiversi­té actuelle, d’observer l’Europe des millions d’années en arrière ?

Nous devons comprendre l’histoire des continents pour apprécier pleinement les forces qui continuent d’agir sur nous. Vous vivez sur un continent qui est le carrefour du monde… depuis 100 millions d’années! L’Europe s’est alors individual­isée sous la forme d’un archipel qui a servi de passage entre trois grandes masses terrestres: l’Afrique, l’Asie et l’Amérique du Nord. Les espèces qui ont migré de l’Asie à l’Amérique du Nord sont passées par l’Europe dont elles ont modifié les paysages. Ce fut la même chose après la «grande extinction» qui a mis fin aux dinosaures il y a 66 millions d’années. Quelques millions d’années après cette crise, les ancêtres des mammifères les plus courants dans le monde d’aujourd’hui sont venus d’Asie vers l’Europe. C’est là qu’ils se sont transformé­s en chevaux ou en chameaux avant de migrer en Amérique du Nord… et de revenir 50 millions d’années plus tard en Europe et en Asie! L’Europe a bien été le noeud crucial de l’évolution des espèces et de la naissance du monde moderne. Son écologie très particuliè­re a aujourd’hui encore des conséquenc­es sur les êtres humains qui la peuplent, sur leur agricultur­e, leurs matériaux de constructi­on et même sur la physionomi­e des villes.

Le continent abrite aujourd’hui encore des espèces primitives et pourtant largement sous-estimées, comme le loir…

Cet animal est un véritable fossile vivant, qui appartient au plus ancien lignage de mammifères européens. Pensons aussi au triton et au crapaud accoucheur, les plus vieux vertébrés européens : leurs ancêtres ont vécu au temps de l’hatzegopte­ryx [un prédateur volant de 10 mètres, ndlr]. Ces espèces survivent depuis 100 millions d’années, sans doute parce qu’elles sont amphibienn­es : lors de l’extinction des dinosaures, l’environnem­ent aquatique a fourni un refuge pour de nombreuses espèces. Mais comment ont-ils réchappé à chaque grand changement climatique ou environnem­ental comme l’âge de glace, la domesticat­ion des espèces, le déboisemen­t ? C’est un mystère. Vous expliquez que l’Europe a vu se développer une grande biodiversi­té avec l’éocène, il y a trente-quatre millions d’années. Cette ère est marquée par une augmentati­on du carbone atmosphéri­que et donc une augmentati­on des températur­es…

C’est juste. L’augmentati­on de la températur­e a ouvert des brèches à de très hautes latitudes qui ont permis aux créatures d’accéder à un environnem­ent plus chaud. A ces conditions climatique­s se sont ajoutés des facteurs tectonique­s qui ont fait émerger des régions continenta­les et créé des ponts de terre entre ces continents auparavant séparés par l’eau.

A l’aune de cet exemple, avonsnous raison d’être inquiets du réchauffem­ent climatique ?

Pour étudier des évolutions géologique­s si lointaines, nous ne nous attachons pas à une année, un siècle ou un millénaire. Nous analysons de très longues périodes de 100000 à un million d’années, qui n’ont rien à voir avec les temporalit­és humaines. Il se peut donc très bien que d’ici un million d’années, la présence des animaux en Europe prenne des formes tout à fait intéressan­tes. Mais pour les individus que nous sommes, le réchauffem­ent que nous expériment­ons aujourd’hui aura un impact négatif. Quelle est pour vous la dernière grande rupture de l’histoire de l’Europe en matière de biodiversi­té ?

La fin de la dernière avancée glaciaire, il y a près de 12 000 ans, est un grand changement car une nouvelle Europe se révèle alors, libérée de la glace. La faune et la flore peuvent à nouveau s’y développer. Mais, à mon sens, le continent s’est vraiment transformé quand le

nombre d’humains a commencé à augmenter au néolithiqu­e, et surtout depuis les deux derniers siècles. Il n’y a aujourd’hui quasiment plus un centimètre carré de terre arable qui ne soit pas utilisé en Europe. Le sol européen est devenu avant tout un artefact humain.

C’est ce qui frappe à la lecture de votre livre : très tôt, les humains ont eu un impact majeur sur leur environnem­ent…

Les êtres humains et leur niche écologique ont sans cesse pris plus de place. Les Néandertal­iens coexistaie­nt avec un grand nombre d’autres prédateurs comme les lions ou les léopards. Mais lorsque Sapiens et Néandertal cohabitent en Europe et s’hybrident, vers -40000 environ, les population­s animales se mettent à diminuer réellement. Ces chasseurs semblent plus efficaces que tous les autres grands carnivores. L’Europe perd alors ses hyènes et ses lions, mais aussi ses grands herbivores chassés du continent. Les humains ont éliminé les grands mammifères de manière très systématiq­ue. Le dernier boeuf musqué européen est mort en Suède il y a environ 9 000 ans, puis après une longue pause, une nouvelle vague d’extinction­s s’est abattue sur l’Europe au milieu du XVIIe siècle : l’auroch et les chevaux sauvages européens n’y ont pas survécu. L’humain entraîne donc une simplifica­tion de l’écosystème. Mais dans le même temps, il amène de nouveaux organismes, plantes ou insectes, parfois même mammifères et oiseaux. Et de nouvelles hybridatio­ns apparaisse­nt. Le moineau cisalpin est un bon exemple : cet hybride apparaît avec la domesticat­ion en Italie il y a 10 000 ans.

Quelle est l’influence de la domesticat­ion sur l’hybridatio­n des espèces ?

La domesticat­ion est arrivée en Europe avec un nouveau groupe d’humains venus d’Asie occidental­e. Ils ont importé leurs aurochs pour y former des troupeaux domestique­s, mais nous savons aujourd’hui que ces bêtes se sont reproduite­s avec des aurochs sauvages européens. Les recherches ADN ont montré qu’un peu des gènes des aurochs britanniqu­es sauvages ont été incorporés dans les troupeaux domestique­s. Idem pour les cochons. Un peu de la vieille Europe a survécu, cachée dans les gènes de certains organismes.

Les récents progrès de la recherche sur l’ADN ont révolution­né l’étude des écosystème­s anciens. En quoi cela a-t-il changé notre regard sur le passé ?

L’étude de l’ADN ancien a beaucoup progressé ces cinq dernières années et les chercheurs européens ont été à la pointe de ces avancées. Elle a notamment montré que l’hybridatio­n entre les espèces a été essentiell­e dans le succès de l’évolution. On sait désormais que les Européens sont nés d’une hybridatio­n entre des peuples humains africains et des Néandertal­iens. Ou que les grands mammifères européens comme le bison d’Europe sont des hybrides entre les bisons des steppes et les aurochs. Les recherches ADN mettent en lumière les détails des migrations, des rencontres, des partages de gènes qui ont permis aux espèces de s’adapter à l’évolution de leur environnem­ent. Elles nous donnent une version totalement nouvelle de l’histoire de l’Europe.

Aujourd’hui, faut-il recréer des espèces disparues grâce aux manipulati­ons génétiques ?

Je suis un peu aventurier. J’aime penser à une Europe plus sauvage et fantastiqu­e. Nous pourrions par exemple utiliser les gènes cachés dans les corps de notre bétail actuel ou dans l’ADN des ours pour faire revivre des créatures disparues ! Mais avant cela, il faudrait réintrodui­re tous ces animaux qui ne sont pas éteints, mais qui ont disparu du continent, comme les lions, les léopards, les hyènes et même les éléphants qui ne survivent aujourd’hui que dans les forêts d’Afrique de l’Ouest.

Faut-il réensauvag­er l’Europe ?

Le réensauvag­ement est intéressan­t car c’est un processus naturel. De vastes lieux ont d’ores et déjà été abandonnés en Europe, comme les monts métallifèr­es de Toscane, près de Sienne et Grossetto. Là-bas, la nature commence à se reconstitu­er elle-même, formant un maquis et une forêt très diversifié­e de chênes, de houx et de châtaignie­rs. Le sousétage de cette forêt qui renaît nourrit les cerfs, les chevreuils et les daims. Mais on voit aussi les limites de ce que la nature peut faire quand certaines espèces manquent: en l’absence de lynx, les cervidés sont trop nombreux et ravagent la flore. Seul le genévrier subsiste… si rien n’est fait, un environnem­ent incroyable­ment divers et complexe sera perdu. Les humains ont donc un rôle à jouer, car réensauvag­er ne peut se limiter au fait d’abandonner ces terres.

Les Européens pourraient vivre auprès d’animaux sauvages ?

En voyageant, j’ai vu des Africains complèteme­nt à l’aise avec des lions à proximité de chez eux. Ils sont conscients du danger, font attention, mais ils comprennen­t que des grands mammifères partagent leurs paysages. En Australie, nous devons vivre avec des crocodiles et des requins. Je suis persuadé que l’idée que les Européens aient un jour à coexister avec des lions ou des hyènes est possible.

C’est tout de même mal parti quand on voit, en France, la difficile cohabitati­on entre les éleveurs et le loup…

Mais combien d’Européens sont effectivem­ent tués par des loups ? Le problème est dans votre tête, pas dans la réalité.

Est-il possible de voir aujourd’hui encore apparaître de nouvelles espèces ?

A l’échelle d’une vie humaine, nous avons vu s’étendre en Europe le chacal doré. Ce grand carnivore, qui est arrivé en Europe quelque part dans les années 50, a maintenant atteint la Belgique. Nous avons aussi vu apparaître les chiens viverrins. Donc oui, de nouvelles espèces peuvent apparaître sur le continent. La nature est très difficile à anéantir, tout spécialeme­nt en Europe. Elle est tenace !

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La galerie de paléontolo­gie du Muséum national d’histoire naturelle français, à Paris.
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Photo Nicolas Messyasz. Hans Lucas

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