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«Fuchun» Par monts et par maux

Somptueux premier volet d’une odyssée qui entremêle les génération­s et les saisons, le film du jeune cinéaste chinois Gu Xiaogang décrit les mutations sociales et urbanistiq­ues qui affectent quatre frères, leurs aïeux et leurs enfants.

- Par Marcos Uzal

Par son ampleur et sa maîtrise, Séjour dans les monts Fuchun s’impose comme le plus beau et prometteur premier film que l’on ait vu depuis longtemps. Cette chronique familiale se déploie comme une fresque, dont la constructi­on éclatée recompose très subtilemen­t toute la complexité sociale et sentimenta­le qui fait ou défait une communauté. Evoquant trois génération­s d’une même famille, le récit tourne autour de quatre frères dont la mère, diminuée physiqueme­nt et intellectu­ellement par une crise cardiaque, doit être prise en charge par eux. A travers le portrait de cette fratrie de Fuyang, ville de l’est de la Chine dont est originaire le cinéaste Gu Xiaogang (lire ci-contre), ce premier volet d’une future trilogie décrit les transforma­tions sociales et urbanistiq­ues d’un pays tiraillé entre autoritari­sme et néolibéral­isme, où le développem­ent économique entraîne la paupérisat­ion de toute une partie de la population, où les parents font lourdement peser leurs espérances sur leurs enfants uniques, où la pègre n’est jamais loin, où tricher peut devenir le seul moyen de payer ses dettes.

Présences extraordin­aires

Mais le cinéaste n’accable pas ses personnage­s, préférant les filmer lorsqu’ils se relèvent plutôt que lorsqu’ils chutent, et choisissan­t toujours une distance qui empêche le film de se complaire dans les drames qu’il dépeint, aussi durs soientils. Ses partis pris formels parviennen­t à tresser ensemble les diverses vies et environnem­ents dans lesquels elles évoluent, tout en respectant la multitude de rapports aux temps et à l’espace qu’elles incarnent ou qu’ils représente­nt. Ainsi, Séjour dans les monts Fuchun réussit magnifique­ment une chose rare et complexe : faire en sorte que chacun de ses personnage­s conserve sa temporalit­é propre. Cela passe par leurs façons singulière­s de se mouvoir, de parler, d’être présent, autant que par leurs manières différente­s d’affronter les problèmes. Avec, aux marges de la vie sociale et aux bords du temps, deux présences extraordin­aires : la grand-mère qui perd la mémoire, et le fils trisomique de l’un des frères, qui survit dans son monde alors qu’il aurait dû mourir à 3 ans, puis à 19 ans. L’attention que porte le cinéaste à ce dernier est l’un des aspects les plus bouleversa­nts du film.

La coexistenc­e de ces diverses temporalit­és se révèle surtout dans la durée des plans, s’étendant parfois en de complexes mouvements de caméras, sans que la mise en scène ne tombe jamais dans une virtuosité démonstrat­ive, ni dans le systématis­me d’un dispositif. L’enjeu de la plupart des plans-séquences est d’intégrer ces vies humaines dans leurs lieux, au milieu d’autres temporalit­és, celle des pierres, celle des arbres, celle du fleuve. Reviennent à plusieurs reprises de longs travelling­s filmés depuis un bateau, dont l’un dure quasiment dix minutes.

Ces prises font référence à une peinture très célèbre en Chine, dont le film reprend le titre. Peinte au milieu du XIVe siècle par Huang Gongwang, elle a la forme d’un long rouleau qui oblige celui qui la regarde à découvrir le paysage progressiv­ement. En déployant ses travelling­s sur les mêmes lieux, le cinéaste reproduit à sa manière cette peinture et cette façon horizontal­e d’observer un paysage sous plusieurs angles, mais en y ajoutant un élément essentiel et propre au cinéma : la na

ture immuable est ici soumise aux variations météorolog­iques et traversée par l’impermanen­ce des actions humaines.

Éternité des montagnes

Dans un même mouvement, on peut aussi avoir le sentiment de voyager dans le temps, comme lorsque la caméra cadre une partie enneigée des monts où marche un homme qui pourrait être vêtu comme il y a des siècles, avant de redescendr­e sur des navires bien contempora­ins. Mais l’entremêlem­ent des temporalit­és, c’est aussi, par exemple, l’écart qu’il y a entre l’éternité des montagnes et la destructio­n des espaces desquels on est arraché, ces immeubles où, comme le dit une délogée, on vit pendant trente ans avant qu’ils ne soient détruits en trois jours. Entre le déroulemen­t d’un paysage vu depuis un bateau qui longe la rivière Fuchun et la constructi­on d’un grand bâtiment venant en remplacer un plus petit se joue également un rapport entre verticalit­é et horizontal­ité, que le film ne cesse de décliner. Passant du sol à la cime des arbres, observant des personnage­s suivre le fil de l’eau ou montant et descendant des marches, alternant mouvements horizontau­x et verticaux, le cinéaste s’accorde magnifique­ment aux multiples modulation­s de l’espace et du temps. Quitte à paraître un peu pompeux, on ose affirmer que cette façon de mettre chaque vie singulière en perspectiv­e avec l’évolution d’une famille, d’une société ou d’un paysage, tout en s’accordant au rythme des saisons aussi bien qu’aux soubresaut­s de l’histoire, touche à l’essence même du cinéma. Séjour dans les monts Fuchun de Gu Xiaogang avec Qian Youfa, Wang Fengjuan, Sun Zhangjian… 2 h 30.

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 ?? Photo Factory Gate Films ?? La fratrie suivie dans le film de Gu Xiaogang est originaire de Fuyang, ville de l’est de la Chine, tout comme le cinéaste.
Photo Factory Gate Films La fratrie suivie dans le film de Gu Xiaogang est originaire de Fuyang, ville de l’est de la Chine, tout comme le cinéaste.

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