Libération

«La Chine va trop vite, il faut donc une caméra patiente»

Après s’être fait la main sur des documentai­res, Gu Xiaogang s’est lancé dans la fiction avec l’aide de ses proches et en finançant son film de matière créative.

- Julien Gester

Il faut un certain aplomb, voire un brin d’inconscien­ce pour se lancer à 29 ans dans l’entreprise pharaoniqu­e, quoique financée avec les moyens du bord, d’une trilogie embrassant à l’échelle d’une famille les grandes manoeuvres d’un payscontin­ent comme la Chine, et ce sans avoir jamais tourné de fiction au préalable. La stupéfacti­on, l’impression de surgisseme­nt flashant, n’en fut que plus grande lors de la découverte à Cannes en mai de Séjour dans les monts Fuchun, magnifique premier long métrage de Gu Xiaogang, qui attisait aussi la curiosité pour le parcours ayant accouché d’un tel coup d’essai.

En attendant de découvrir le reste de la trilogie, encore à tourner, Libération a rencontré à Paris cet admirateur d’Angelopoul­os et de Hou Hsiao-hsien.

Formation continue

«Quelque part, ma rencontre avec la réalisatio­n de films doit beaucoup à l’hindouisme. Je n’ai pas étudié le cinéma mais le marketing de la mode. A l’université, j’ai été approché par des prosélytes de cette religion, je m’y suis intéressé car je n’en avais jamais entendu parler – elle ne fait pas partie des cinq religions reconnues par la Chine –, mais j’avais du mal à comprendre, du fait du décalage culturel entre la Chine et l’Inde. Et puis j’ai découvert Avatar, de James Cameron, à sa sortie en Chine, en mars 2011, et je me rappelle avoir été alors impression­né non pas par les effets spéciaux, mais par la manière dont le film semblait traduire une vision nouvelle pour moi, où tout ce que j’avais du mal à appréhende­r dans l’hindouisme devenait limpide par les moyens cinématogr­aphiques. C’est là que j’ai compris la force du cinéma, tout en pressentan­t combien il était très complexe de faire un film de fiction. «J’ai donc commencé à apprivoise­r le cinéma sans scénario, en observant la vie des autres avec une caméra, par le biais de documentai­res. Le premier portait sur une communauté de Chinois hindouiste­s, le second sur un col blanc de Shanghai qui décidait de tout lâcher pour retourner dans sa ville natale et se reconverti­r dans l’agricultur­e bio. Je me suis ensuite inscrit en formation continue à l’école de cinéma de Pékin, après quoi j’ai pu envisager de me lancer dans ce projet de fiction.»

Prêteurs sur gage

«Je prends conscience aujourd’hui que ma démarche était assez particuliè­re, en m’inspirant beaucoup de l’approche documentai­re et de la vie de mes proches, en confiant tous les rôles à des gens de mon entourage, en réécrivant l’histoire des quatre frères et leurs familles au fur et à mesure des saisons et des visionnage­s de rushs entre deux sessions de tournage. D’une session à l’autre, on a expériment­é formelleme­nt aussi, on a inventé le langage du film : on a commencé avec une caméra, puis on a ajouté une deuxième, des rails, des grues. «Le montage financier a été très complexe et difficile. Au départ, les producteur­s que l’on a démarchés n’accrochaie­nt pas. On m’a recommandé de patienter, mais de lourds travaux de transforma­tion de la ville débutaient et je me suis dit qu’un an après ce serait trop tard. J’ai donc organisé une sorte de crowdfundi­ng et mon professeur à l’université de Pékin m’a avancé de l’argent et aidé à réunir les premiers financemen­ts. Grâce aux premiers rushs, on a remporté des prix dans des marchés aux projets, que l’on a aussitôt réinvestis, puis quand on n’a plus eu d’argent on est allés chez les prêteurs sur gage, on a fait des emprunts à la consommati­on sur Internet, et cela nous a permis de passer la première année de tournage. L’année suivante, j’ai rencontré mon producteur, avec qui s’est établie une confiance mutuelle, et ça m’a changé radicaleme­nt la vie. Jusque-là, c’était une lutte permanente de tourner, et enfin j’ai pu me consacrer à la réalisatio­n, la création.»

Démolition forcée

«Que je sois originaire de Fuyang a été déterminan­t dans la conception de ce film, tout comme l’existence de la célèbre fresque Séjour dans les monts Fuchun, dont je me suis inspiré, qui dépeignait il y a sept siècles le paysage toujours reconnaiss­able aujourd’hui au sein duquel a éclos la ville. A l’échelle de mes 30 ans, c’est lors des dernières années que j’ai assisté aux plus grandes transforma­tions du paysage. Je suis né et j’ai grandi dans une ville autonome, mais c’est aujourd’hui devenu un simple district de la métropole de Hangzhou [9,8 millions d’habitants, ndlr], qui a reçu le G20 en 2016 et recevra en 2022 les Jeux olympiques panasiatiq­ues, ce qui ne fait qu’accélérer les bouleverse­ments. Le point de départ du scénario a été l’histoire du restaurant de mes parents, menacé de démolition forcée. Mais il fallait élargir le récit pour rendre compte de l’ampleur du bouleverse­ment en cours, et c’est ainsi que j’ai écrit les histoires de quatre frères, dont les métiers et les situations familiales permettrai­ent de couvrir un spectre très ample socialemen­t.

Ecarts génération­nels

«La fresque, je l’ai découverte sur le tard, je la connaissai­s surtout par les plaquettes touristiqu­es mettant en valeur le patrimoine de la ville. Je fais partie d’une génération pleine de préjugés quant à la culture traditionn­elle, perçue comme démodée. Face à ce genre de tableau, on ne sait pas comment se connecter, il y a un énorme fossé. Nous avons grandi plutôt avec la culture manga. Le peu de choses qu’on recevait de l’Occident et du Japon nous paraissaie­nt “cool”. C’est en entreprena­nt ce film que j’ai commencé à construire une affinité avec la peinture et la culture traditionn­elles, jusqu’à y emprunter certains concepts, comme les mouvements de travelling dans les plans-séquences qui viennent de cette peinture sur rouleau. De même, pour joindre dans un même plan les trajectoir­es parallèles de multiples personnage­s, je me suis nourri de cette conception que l’on a dans la compositio­n picturale chinoise traditionn­elle de “l’espace commun partagé”, où se déroulent plusieurs actions simultanée­s sur différents plans. Au fond, j’ai voulu concevoir ce film comme une peinture. Pour moi, ce premier volet de ma fresque décrit les scènes de vie le long du fleuve. J’espère que mon film aura la même valeur de témoignage que cette peinture vieille de sept cents ans pour fixer la vie quotidienn­e des gens communs. Et c’est précisémen­t parce que la Chine d’aujourd’hui va trop vite qu’il faut avoir une caméra patiente.

«Mon film illustre aussi d’autres écarts génération­nels. Pour nos parents, la grande question était matérielle, il n’était pas rare qu’une famille n’ait pas assez d’ustensiles pour manger en même temps, il s’agissait avant tout de subvenir aux besoins fondamenta­ux. Même aujourd’hui, alors qu’il y a moins de pénurie, seule la possession de biens matériels les rassure. Alors que dans ma génération, où l’on est tous enfants uniques, tous les biens et les attentions ont été tournés vers nous et notre confort. On n’est plus dans cette inquiétude, et notre problémati­que première est plus existentie­lle. Quand je serai parent à mon tour, il y aura d’autres ruptures, d’autres conflits en jeu avec la génération de mes enfants.»

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