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«Les Filles du docteur March», le rêve est hardi

Elégante et dynamique, l’adaptation du roman de Louisa May Alcott, sur les ambitions de quatre ados, déconstrui­t le récit originel et jongle avec les époques.

- Marcos Uzal

On lit peu les Quatre Filles du docteur March en Europe, et il convient de rappeler que le roman que Louisa May Alcott publia en 1868 n’est pas une simple bluette. Largement autobiogra­phique, il évoque les espoirs et ambitions de quatre soeurs, chacune amoureuse d’un art, aspirant à la liberté dans leur adolescenc­e puis se heurtant plus tard à une société dominée par l’argent et la condescend­ance masculine. A travers Jo March (magnifique Saoirse Ronan), la romancière raconta sa propre libération par l’écriture, et son livre eut une importance capitale dans la vocation de beaucoup d’écrivaines, dont Simone de Beauvoir. L’adapter aujourd’hui, c’est donc retourner aux origines d’une question encore pertinente : comment être une femme artiste sans dépendre des décisions des hommes et sans que votre féminité ne vous soit sans cesse renvoyée à la figure ?

Rôle social.

Ne faisant pas un film à thèse, Greta Gerwig (lire ci-contre) ne s’appesantit pas sur le malheur de ses héroïnes, préférant retenir leur intelligen­ce et leur compréhens­ion aiguë de la société dans laquelle elles vivent plutôt que d’en faire des victimes. Les hommes qui les entourent ne sont pas des adversaire­s, ils n’en ont ni la force ni l’envie. Tous un peu las du rôle social qu’ils sont censés tenir, ils sont plutôt des complices se maintenant en retrait d’une énergie qui les dépasse. Et cette vitalité féminine illuminant un monde guindé est d’abord affaire d’enthousias­me et d’allégresse, élans superbemen­t portés par les actrices et que la cinéaste impulse dans une mise en scène aussi véloce qu’élégante. Mais la plus grande idée du film est de déstructur­er le récit originel, divisé en deux parties : l’une consacrée à l’adolescenc­e quasi idéale des quatre soeurs, et l’autre, se déroulant dix ans plus tard, narrant leurs difficulté­s à s’accomplir dans la société. Gerwig choisit d’entremêler les deux périodes par de constants allers-retours. Loin d’être une simple coquetteri­e, cette constructi­on apporte une dimension tantôt mélancoliq­ue, où l’enfance est un paradis perdu, tantôt exaltante, où le passé demeure une promesse heureuse éclairant le présent. Gerwig ajoute une autre couche, soutenue par des scènes où Jo March discute avec son éditeur: puisque cette dernière est l’alter ego de Louisa May Alcott, son histoire peut aussi être vue comme une mise en abyme de l’écriture même du roman. Alors, la mise en parallèle de l’enfance heureuse et des vicissitud­es de l’âge adulte apparaît comme une confrontat­ion entre la rude réalité et sa sublimatio­n par la fiction.

Concession.

Une phrase de la romancière sert d’exergue au film : «J’ai eu beaucoup de problèmes, alors j’écris des histoires gaies.» Par l’intelligen­ce de sa constructi­on, cette adaptation parvient à montrer à la fois l’histoire gaie et les problèmes qu’elle recouvre, à filmer le roman sans ironie tout en en proposant une subtile critique. Ainsi, la scène où Jo demande Friedrich Bhaer (Louis Garrel) en mariage, et qui annonce la fin de sa carrière littéraire, est réalisée avec tout l’enthousias­me romanesque qui convient tout en étant malicieuse­ment montrée comme une concession de l’auteure. En choisissan­t d’utiliser les mêmes actrices pour toutes les temporalit­és du film, la cinéaste s’autorise une certaine confusion, mais, loin de nuire à l’émotion, ce sentiment de ne pas toujours savoir dans quel temps on se trouve nous plonge d’autant mieux au coeur du processus de remémorati­on et de création. Les différente­s dimensions du récit ne s’annulent donc jamais entre elles, notamment parce que Gerwig, tout en rappelant quel prix Louisa May Alcott eut à payer, ne cesse pas pour autant de croire en la beauté idéaliste du roman qu’elle adapte avec beaucoup de grâce.

Les Filles du docteur March de Greta Gerwig avec Saoirse Ronan, Emma Watson, … 2 h 15.

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