Libération

«Ghost Tropic», attentions à la marge

- (Chansons du deuxième (The Square) Marcos Uzal

C’est, apparemmen­t, une histoire simple comme un conte. Une femme de ménage, Khadija (Saadia Bentaïeb), s’endort dans le dernier métro et se réveille au terminus de la ligne, à l’autre bout de Bruxelles. Ne trouvant pas d’autre moyen de rentrer, il lui reste à traverser des lieux plus ou moins inhospital­iers et abandonnés, loin du centre-ville. Elle y fait des rencontres fugaces, en se montrant à chaque fois d’une générosité discrète. Le monde nocturne qu’elle découvre est comme la marge du jour. Il est peuplé de ceux que l’on ne regarde pas, ou mal – les sans-abri, les immigrés du Sud ou de l’Est, les vigiles, les adolescent­es délaissées. Ou par ceux qui se cachent et que la nuit autorise à vivre un peu plus : les clandestin­s. Si cette femme est spontanéme­nt compatissa­nte avec eux, c’est qu’elle sait être des leurs. Au fond, cette nuit-là, elle découvre le monde secret auquel elle appartient elle-même, qui nettoie le soir les déchets des travailleu­rs diurnes.

Gardiens.

Ghost Tropic, troisième film du Belge Bas Devos, pourrait sembler un peu candide s’il ne démontrait pas aussi que la bonté n’est ni innocente ni miraculeus­e, qu’elle peut même amener à dénoncer son prochain et qu’elle ne sauve pas forcément une vie. Car la nuit, les portes et les rues ne cessent pas d’être surveillée­s et contrôlées, même si leurs gardiens sont plus relâchés et tolérants que ceux du jour. On y laisse encore les oiseaux en cage et on y attache les chiens. Mais le dire ainsi, c’est rendre le film plus métaphoriq­ue qu’il ne l’est véritablem­ent. Parce qu’il se déroule de nuit, il ressemble certes parfois à un rêve éveillé et, effectivem­ent, comme le suggère le titre, il est traversé par des êtres un peu fantomatiq­ues. Mais il ne se réduit pourtant pas à une gentille allégorie noyant le poisson social dans une brume semi-fantastiqu­e. Il est plus précis et concret que cela : sa nuit construit un espace et un temps permettant à cette marge du monde diurne, légal et productif, d’exister autrement. Une nuit pour voir des invisibles, en quelque sorte. Et ça n’est pas simplement plus poétique ou beau que le tout-venant du cinéma dit «social», c’est aussi plus juste.

Singularit­é.

Car cette étrangeté est une façon de se préserver des archétypes en maintenant du mystère : si ce clochard, ce clandestin, ce chien, ce vigile ou même ces policiers ne sont pas réductible­s aux mots par lesquels on les désigne ici, c’est justement parce que la dimension quasi onirique du film sait les maintenir dans leur singularit­é fondamenta­le. Parce qu’il est belge et nocturne, beaucoup ont déjà comparé Ghost Tropic au magnifique Toute une nuit de Chantal Akerman. Ça n’est pas faux, mais on a plutôt pensé à une référence apparemmen­t plus lointaine : l’Autre Côté de l’espoir, d’Aki Kaurismäki, un autre film opposant la nuit aux clichés véristes pour montrer autrement ceux que les actualités condamnent aux généralité­s.

Ghost Tropic de Bas Devos avec Saadia Bentaïeb, Maaike Neuville, Nora Dari… 1 h 25.

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