Libération

Roumain dans la main Le Portrait

Laure Hinckel Grâce à l’écrivaine traductric­e, «Solénoïde», l’oeuvre de Mircea Cartarescu, est arrivée, sublime, jusqu’à nous.

- Par Olivier Lamm Photo Ludovic Carème

Quand on lit un livre traduit d’une autre langue, on ne lit jamais seulement la voix de son auteur. On lit celle des milliers d’écrivains qui l’ont précédée, qui vivent entre chaque mot, liant invisible de l’intertextu­alité. Aussi, on lit le traducteur, cet invisibili­sé des lettres qui, à de rares exceptions (André Markowicz pour le russe, Claro pour l’américain), n’évoquent la curiosité que d’une minorité d’amateurs. Grâce à une passeuse un peu moins connue qui a fait des pieds et des mains pour qu’il atterrisse chez un éditeur qui le défende vraiment (Noir sur blanc), puis en a retranscri­t la langue et l’esprit, on a découvert à la rentrée un très grand texte de littératur­e : Solénoïde du Roumain Mircea Cartarescu. Un roman énorme et extraordin­aire, que Claire Devarrieux décrivait en septembre dans Libé comme un «grand vaisseau réaliste jusque dans ses soutes surréelles».

Cette oeuvre a laissé chez plus d’un lecteur plus qu’une empreinte, des pans entiers de sa prose hallucinée tatoués sur la peau. Et qui n’est pas exclusivem­ent l’oeuvre de son auteur original, mais aussi de sa traductric­e, Laure Hinckel, écrivaine française née en Lorraine en 1968 qui a simplement fait le

choix d’écrire «d’une manière différente puisqu’[elle] n’a rien trouvé de mieux que [se] glisser sous la peau des auteurs».

C’est pour Solénoïde qu’on l’a fait venir de Chartres jusqu’à Montparnas­se en cette semaine d’avant-Noël, marquée par les grèves – qui ne lui ont pas facilité le trajet – et l’anniversai­re de la révolution roumaine – qui tombait à pic pour la petite commémorat­ion que se voudrait être ce portrait. On souhaitait mettre à l’honneur celle qui nous avait permis d’accéder à l’un des livres qui nous aura le plus profondéme­nt marqué de mémoire récente, en le faisant vibrer dans notre langue maternelle. Aussi parce qu’on avait lu dans son carnet en ligne quelques-uns des plus beaux paragraphe­s sur l’art de la traduction depuis le pavé de Nabokov sur sa version d’Eugène Onéguine en anglais – autre preuve de son talent d’auteure, évident. «C’est une traduction du fond du coeur, pas l’opération d’une machine», nous confie-t-elle pour expliquer la vibration. «L’opération d’une femme qui s’appelle Laure Hinckel et qui a ressenti dans chaque fibre de son corps ce livre avec ses expérience­s.» Le résultat d’une rencontre entre deux plumes et deux âmes, en quelque sorte.

Laure et Mircea, d’ailleurs, sont devenus amis – pour Hinckel, une absolue nécessité. «Il y a tellement de choses qui résonnent dans ce qu’il écrit avec ce que je ressens, avec ce que j’ai vécu… Quand je le traduis, je l’entends. Quand on se rend compte de ça, on ne peut pas nier qu’il y a une relation très forte. Entre nous, c’est une relation tonique et passionnel­le. Si nous étions indifféren­ts l’un à l’autre, je ne pourrais pas le traduire.»

Avant de s’atteler à l’oeuvre de Cartarescu –une entreprise qui remonte à 2009 quand feu Alain Paruit, traducteur du roumain qui était déjà très malade, lui a demandé si elle voudrait bien s’atteler au troisième tome de la trilogie Orbitor –, Laure Hinckel avait déjà une vie derrière elle. Une vie de journalist­e, débutée dans les Bouches-du-Rhône, où cette fille de sidérurgis­te avait déménagé enfant depuis la Lorraine, jusqu’au jour où elle reçut une lettre de Michel Labro, de l’Evénement du

jeudi. C’est le «besoin d’évasion» et la chute du régime de Ceausescu qui l’ont menée, un jour de décembre 1990, jusqu’en Roumanie, où elle s’est établie en 1992 comme photograph­e et journalist­e, pour le Berry républicai­n, puis l’Evénement du

jeudi et la Croix. Là, elle a couvert la guerre du Dniestr en Moldavie, rencontré son mari ingénieur – et grand lecteur –, fondé avec lui sa famille (une fille et un garçon) et appris la langue, sur le tas, dans la rue. Un bain de civilisati­on qui lui a donné «un avantage énorme sur les traducteur­s de la génération d’avant, qui avaient appris leur roumain dans un dictionnai­re sans mettre un pied dans le pays». Rapidement, elle a acquis le superpouvo­ir de parler une langue qui reste un mystère pour la plupart de ses compatriot­es français, «avec un accent si naturel qu’on me prend pour une Moldave».

Ce qui l’a trahie, quelquefoi­s, est qu’elle écrit librement de la main gauche, «un signe d’occidental­isme avéré». Mais Laure la Lorraine s’est intégrée. En 2000, elle a cessé les frais avec la presse pour se consacrer aux textes qu’elles découvraie­nt avec avidité, littératur­e de la Roumaine contempora­ine gorgée d’argot qui était jusque-là ignorée chez nous («j’ai une graine

de racaille à l’intérieur»). Pour Jacqueline Chambon, Denoël, Belfond, Hinckel est devenue antenne, prisme, source – kaléidosco­pe. Depuis son retour en France, pour suivre des études d’histoire à l’Inalco, elle ne fait plus que ça, capter et translater les plumes roumaines qui comptent, Matei Visniec, Savatie Bastovoi, Eugen Barbu et donc Cartarescu. Elle aimerait continuer à suivre et contribuer à faire reconnaîtr­e en France le géant des lettres qu’il est, enfin.

Au moment où l’on se voit, pourtant, Laure Hinckel n’a aucun contrat de traduction en cours. Malgré l’écho important de Solénoïde, les interviews, les semaines de promotion. «Donner

son temps aux auteurs», très bien ; en vivre, comme disent les Roumains, c’est «une autre nourriture à poissons». Bien sûr, comparée à d’autres pays européens, la pitance des traducteur­s en France, où l’on traduit beaucoup et où le CNL aide pas mal, n’est pas si pire. Mais «ça reste mal payé par rapport au temps immense qu’on y passe. Il ne faut pas que ça baisse»,

dit pudiquemen­t la femme qui a toujours voté, «pas forcément ce qu’on pourrait penser» eu égard à ses racines ouvrières, «en

tout cas, pas pour Mélenchon !». Pour dire le moins, Hinckel a la chance de vivre en couple. Elle travaille, sans cesse, à rédiger des présentati­ons de livres qu’elle envoie aux éditeurs, les relance, puis les relance de nouveau. Elle se réjouit aussi, à l’avance, de la prochaine oeuvre à laquelle elle aura le bonheur de s’atteler. Oui, bonheur. Au diable les clichés du traducteur trimeur, tant pis pour les embûches, elle aime infiniment son métier et aimerait qu’on le sache. Elle est le contraire d’une

«artiste maudite, rabougrie dans sa mansarde». Elle «préfère le soleil», chuchote-t-elle avant de partir faire le tour des librairies et de reprendre son train. Sur le long chemin du retour, on se souviendra avoir lu dans son carnet de traduction de

Solénoïde que Laure Hinckel regrettait qu’aucun verbe n’existe en français qui fasse honneur au mot roumain soresc, qui signifie «se réchauffer au soleil». C’est vrai que ça pourrait être utile.

1968 Naissance.

1990 1er voyage en Roumanie.

2005 1ère traduction, le Paradis des poules de Dan Lungu.

2019 Traduction de Solénoïde de Mircea Cartarescu.

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