Roumain dans la main Le Portrait
Laure Hinckel Grâce à l’écrivaine traductrice, «Solénoïde», l’oeuvre de Mircea Cartarescu, est arrivée, sublime, jusqu’à nous.
Quand on lit un livre traduit d’une autre langue, on ne lit jamais seulement la voix de son auteur. On lit celle des milliers d’écrivains qui l’ont précédée, qui vivent entre chaque mot, liant invisible de l’intertextualité. Aussi, on lit le traducteur, cet invisibilisé des lettres qui, à de rares exceptions (André Markowicz pour le russe, Claro pour l’américain), n’évoquent la curiosité que d’une minorité d’amateurs. Grâce à une passeuse un peu moins connue qui a fait des pieds et des mains pour qu’il atterrisse chez un éditeur qui le défende vraiment (Noir sur blanc), puis en a retranscrit la langue et l’esprit, on a découvert à la rentrée un très grand texte de littérature : Solénoïde du Roumain Mircea Cartarescu. Un roman énorme et extraordinaire, que Claire Devarrieux décrivait en septembre dans Libé comme un «grand vaisseau réaliste jusque dans ses soutes surréelles».
Cette oeuvre a laissé chez plus d’un lecteur plus qu’une empreinte, des pans entiers de sa prose hallucinée tatoués sur la peau. Et qui n’est pas exclusivement l’oeuvre de son auteur original, mais aussi de sa traductrice, Laure Hinckel, écrivaine française née en Lorraine en 1968 qui a simplement fait le
choix d’écrire «d’une manière différente puisqu’[elle] n’a rien trouvé de mieux que [se] glisser sous la peau des auteurs».
C’est pour Solénoïde qu’on l’a fait venir de Chartres jusqu’à Montparnasse en cette semaine d’avant-Noël, marquée par les grèves – qui ne lui ont pas facilité le trajet – et l’anniversaire de la révolution roumaine – qui tombait à pic pour la petite commémoration que se voudrait être ce portrait. On souhaitait mettre à l’honneur celle qui nous avait permis d’accéder à l’un des livres qui nous aura le plus profondément marqué de mémoire récente, en le faisant vibrer dans notre langue maternelle. Aussi parce qu’on avait lu dans son carnet en ligne quelques-uns des plus beaux paragraphes sur l’art de la traduction depuis le pavé de Nabokov sur sa version d’Eugène Onéguine en anglais – autre preuve de son talent d’auteure, évident. «C’est une traduction du fond du coeur, pas l’opération d’une machine», nous confie-t-elle pour expliquer la vibration. «L’opération d’une femme qui s’appelle Laure Hinckel et qui a ressenti dans chaque fibre de son corps ce livre avec ses expériences.» Le résultat d’une rencontre entre deux plumes et deux âmes, en quelque sorte.
Laure et Mircea, d’ailleurs, sont devenus amis – pour Hinckel, une absolue nécessité. «Il y a tellement de choses qui résonnent dans ce qu’il écrit avec ce que je ressens, avec ce que j’ai vécu… Quand je le traduis, je l’entends. Quand on se rend compte de ça, on ne peut pas nier qu’il y a une relation très forte. Entre nous, c’est une relation tonique et passionnelle. Si nous étions indifférents l’un à l’autre, je ne pourrais pas le traduire.»
Avant de s’atteler à l’oeuvre de Cartarescu –une entreprise qui remonte à 2009 quand feu Alain Paruit, traducteur du roumain qui était déjà très malade, lui a demandé si elle voudrait bien s’atteler au troisième tome de la trilogie Orbitor –, Laure Hinckel avait déjà une vie derrière elle. Une vie de journaliste, débutée dans les Bouches-du-Rhône, où cette fille de sidérurgiste avait déménagé enfant depuis la Lorraine, jusqu’au jour où elle reçut une lettre de Michel Labro, de l’Evénement du
jeudi. C’est le «besoin d’évasion» et la chute du régime de Ceausescu qui l’ont menée, un jour de décembre 1990, jusqu’en Roumanie, où elle s’est établie en 1992 comme photographe et journaliste, pour le Berry républicain, puis l’Evénement du
jeudi et la Croix. Là, elle a couvert la guerre du Dniestr en Moldavie, rencontré son mari ingénieur – et grand lecteur –, fondé avec lui sa famille (une fille et un garçon) et appris la langue, sur le tas, dans la rue. Un bain de civilisation qui lui a donné «un avantage énorme sur les traducteurs de la génération d’avant, qui avaient appris leur roumain dans un dictionnaire sans mettre un pied dans le pays». Rapidement, elle a acquis le superpouvoir de parler une langue qui reste un mystère pour la plupart de ses compatriotes français, «avec un accent si naturel qu’on me prend pour une Moldave».
Ce qui l’a trahie, quelquefois, est qu’elle écrit librement de la main gauche, «un signe d’occidentalisme avéré». Mais Laure la Lorraine s’est intégrée. En 2000, elle a cessé les frais avec la presse pour se consacrer aux textes qu’elles découvraient avec avidité, littérature de la Roumaine contemporaine gorgée d’argot qui était jusque-là ignorée chez nous («j’ai une graine
de racaille à l’intérieur»). Pour Jacqueline Chambon, Denoël, Belfond, Hinckel est devenue antenne, prisme, source – kaléidoscope. Depuis son retour en France, pour suivre des études d’histoire à l’Inalco, elle ne fait plus que ça, capter et translater les plumes roumaines qui comptent, Matei Visniec, Savatie Bastovoi, Eugen Barbu et donc Cartarescu. Elle aimerait continuer à suivre et contribuer à faire reconnaître en France le géant des lettres qu’il est, enfin.
Au moment où l’on se voit, pourtant, Laure Hinckel n’a aucun contrat de traduction en cours. Malgré l’écho important de Solénoïde, les interviews, les semaines de promotion. «Donner
son temps aux auteurs», très bien ; en vivre, comme disent les Roumains, c’est «une autre nourriture à poissons». Bien sûr, comparée à d’autres pays européens, la pitance des traducteurs en France, où l’on traduit beaucoup et où le CNL aide pas mal, n’est pas si pire. Mais «ça reste mal payé par rapport au temps immense qu’on y passe. Il ne faut pas que ça baisse»,
dit pudiquement la femme qui a toujours voté, «pas forcément ce qu’on pourrait penser» eu égard à ses racines ouvrières, «en
tout cas, pas pour Mélenchon !». Pour dire le moins, Hinckel a la chance de vivre en couple. Elle travaille, sans cesse, à rédiger des présentations de livres qu’elle envoie aux éditeurs, les relance, puis les relance de nouveau. Elle se réjouit aussi, à l’avance, de la prochaine oeuvre à laquelle elle aura le bonheur de s’atteler. Oui, bonheur. Au diable les clichés du traducteur trimeur, tant pis pour les embûches, elle aime infiniment son métier et aimerait qu’on le sache. Elle est le contraire d’une
«artiste maudite, rabougrie dans sa mansarde». Elle «préfère le soleil», chuchote-t-elle avant de partir faire le tour des librairies et de reprendre son train. Sur le long chemin du retour, on se souviendra avoir lu dans son carnet de traduction de
Solénoïde que Laure Hinckel regrettait qu’aucun verbe n’existe en français qui fasse honneur au mot roumain soresc, qui signifie «se réchauffer au soleil». C’est vrai que ça pourrait être utile.
1968 Naissance.
1990 1er voyage en Roumanie.
2005 1ère traduction, le Paradis des poules de Dan Lungu.
2019 Traduction de Solénoïde de Mircea Cartarescu.