Evasion Ghosn with the wind
L’évasion de l’industriel déchu a laissé le Japon dans la stupeur. Les circonstances du départ pour le Liban, via la Turquie, de l’ancien patron de Renault-Nissan restent mystérieuses.
«C’est un camouflet pour ses avocats, une catastrophe pour les procureurs.»
Nobuo Gohara ancien enquêteur de l’unité spéciale qui avait arrêté Ghosn en novembre 2018
Un vendredi de fin décembre à Tokyo, Carlos Ghosn tue le temps avec des amis. Les noms des personnes rencontrées sont consignés dans un registre, qui sera remis plus tard à la justice, une des obligations de sa liberté conditionnelle. L’ex-patron de Renault-Nissan apparaît «comme d’habitude» : combatif, mais très inquiet à «la perspective d’un procès interminable», assure une connaissance. Depuis sa libération sous caution en avril, Carlos Ghosn applique à la lettre les règles imposées par le tribunal. Son principal avocat, Junichiro Hironaka, est avec lui le jour de Noël. Son client lui semble tout à fait «normal». Ensemble, une fois encore, ils passent au crible le dossier de préparation du procès, analysent les éléments remis au comptegouttes par les procureurs au fil des réunions mensuelles. Rien donc dans l’attitude de Carlos Ghosn ne trahit le moindre projet de fuite. Un nouveau rendez-vous est même fixé avec son avocat : ce sera le 7 janvier 2020. Alors, en cette fin décembre, les deux hommes se quittent sur un «au revoir». «Pas un adieu», précise Junichiro Hironaka. «Le savait-il lui-même, qu’il allait partir ? Ne l’a-t-il pas su au dernier moment, lorsque ceux qui ont préparé le coup le lui ont dit ?» s’interroge une autre source proche de l’homme d’affaires. En attendant, une évasion organisée au Japon en pleines fêtes du nouvel an n’est probablement pas un hasard. C’est la seule époque de l’année où l’administration de l’Archipel tourne au ralenti. Rocambolesque, la grande évasion de Carlos Ghosn l’est assurément.
Car il est impossible, du moins a priori, d’embarquer le plus simplement du monde à l’aéroport de Tokyo-Haneda en direction de la Turquie sans être repéré, même sous une fausse identité. «Ses yeux sont trop reconnaissables», estiment, par exemple, nombre d’observateurs japonais. C’est ce regard qu’avaient immédiatement repéré les journalistes lorsque l’ex-patron, déguisé par son avocat en agent de voirie, avait tenté de sortir incognito de la prison de Kosuge à Tokyo, au moment de sa première libération sous caution en mars 2019.
Contrebasse
Selon les premières hypothèses circulant dans la presse nippone, c’est son épouse Carole – qu’il n’a pas vue depuis avril 2019, son contrôle judiciaire leur interdisant tout contact – qui serait le cerveau de son échappée. C’est cette même Carole que les procureurs soupçonnaient d’agir pour le compte de Ghosn en rencontrant des personnes impliquées dans les malversations dont il est accusé. Selon la chaîne de télévision libanaise MTV, Carlos Ghosn a été transbahuté jusqu’à un aéroport dans un étui de contrebasse apporté par des musiciens venus jouer chez lui. Une distraction autorisée par la justice japonaise. La caméra de surveillance imposée par le tribunal devant la demeure devrait bientôt parler. Elle dira qui est entré, qui est sorti. Les images des autres innombrables yeux électroniques disposés partout dans la capitale permettront de reconstituer le parcours emprunté, d’identifier les véhicules utilisés et les visages du fugitif et de ses compères. En attendant, l’unité d’élite d’investigation du bureau des procureurs de Tokyo en est réduite aux supputations et surtout à la colère. Car depuis le début de l’affaire, ses enquêteurs n’ont cessé de marteler ce même message : «Il existe un risque de destruction de preuves et de fuite.» Une mise en garde dont le juge des libertés n’a pas tenu compte. Consternés, les enquêteurs ont bien l’intention d’explorer toutes les pistes : de la fuite à bord d’un jet loué depuis un petit aéroport à la taille des bagages dans lesquels Ghosn aurait pu se dissimuler en passant par un système de contrôle frontalier qui n’a rien vu, rien entendu, rien signalé. Au nombre des rumeurs et autres pistes évoquées au Japon, il y a celle selon laquelle Carlos Ghosn aurait pu embarquer à bord d’un jet privé grâce à du personnel diplomatique, avec un «vrai faux» passeport présenté aux autorités nippones par les représentants d’une ambassade. De quoi échapper aux contrôles de visage lors de l’embarquement. L’ancien patron a d’abord atterri en Turquie avant de rallier à l’aube le Liban, un des trois pays dont il est ressortissant, avec la France et le Brésil. Son avocat japonais affirme que son équipe de défense au Japon est toujours en possession de ses trois passeports. Il est «entré légalement au Liban», a réagi mardi le ministère des Affaires étrangères à Beyrouth.
Arsenal
Cette fuite est «un camouflet pour ses avocats, une catastrophe pour les procureurs», résume Nobuo Gohara, un ancien de l’unité spéciale d’investigation qui avait arrêté Ghosn en novembre 2018. Nobuo Gohara tempête depuis longtemps contre des méthodes judiciaires qu’il estime dépassées: «Ils doivent flipper les procureurs, et chez Nissan aussi», car Ghosn va parler. D’aucuns espèrent que son cas jettera une lumière crue sur un système judiciaire japonais souvent critiqué, quand d’autres redoutent que sa fuite ne rende l’arsenal juridique encore plus dur… surtout à l’égard des étrangers.
La société japonaise, elle, n’a plus guère de mansuétude envers celui qui jadis apparaissait comme le sauveur de Nissan. «S’il est parti au Liban, c’est qu’il est sûr d’y être tranquille. En France, la justice enquête aussi», souligne le quotidien de gauche Asahi Shimbun. «Acte de lâcheté qui bafoue la justice japonaise», tranche le journal de droite Yomiuri. Avec ce bras d’honneur fait à la justice, Ghosn vient de convaincre une partie des Japonais qu’il est un truand de haut vol. Tout le contraire de sa promesse: celle de laver son honneur en prouvant son innocence.