Fusion des tribunaux : «Ils ont des tableaux Excel dans la tête»
La nouvelle organisation territoriale prévue par la vaste réforme de mars dernier, qui réunit tribunaux d’instance et de grande instance, est entrée en vigueur. Les syndicats dénoncent «flou» et «précipitation».
Fini le tribunal d’instance (TI) ou celui de grande instance (TGI). Depuis le 1er janvier, le justiciable franchit les portes d’un «tribunal judiciaire», selon le nouveau terme prévu par la réforme du 23 mars dernier. Une mesure qui n’est pas que
cosmétique langagière, mais implique une réorganisation des juridictions. Depuis deux ans, la garde des Sceaux, Nicole Belloubet, répète à l’envi qu’elle oeuvre pour une «simplification», «une meilleure lisibilité» de la justice et surtout, que cela n’entraînera aucune fermeture de lieu. Sans parvenir à convaincre les professionnels, qui n’ont cessé de manifester leur opposition à ce projet perçu comme une «dévitalisation» des petites juridictions et un accès restreint au juge.
«Simplification, c’est un mot creux. Quels sont les droits qui vont progresser ? s’interroge Katia Dubreuil, présidente du Syndicat de la magistrature (classé à gauche).
Quant à la lisibilité, ce n’est pas du tout le cas : avec les différentes spécificités de chaque lieu, le justiciable devra se renseigner, trouver où aller…» De manière générale, les syndicats voient plutôt dans la réforme une façon déguisée de réaliser des «économies d’échelle» en mutualisant notamment les effectifs des greffes de tribunaux et des conseils de prud’hommes. «C’est un jeu de chaises musicales pour gérer la pénurie. Ils ont des tableaux Excel dans la tête», résume Estellia Araez, présidente du Syndicat des avocats de France.
«Décourager».
Concrètement, que va-t-il se passer ? Les 285 TI et les 164 TGI de France, qui se partagent les contentieux civils (expulsions locatives, tutelles, divorces, conflits liés à des travaux mal exécutés…) depuis 1958, selon une répartition fondée sur le montant du litige, vont changer de nom et, dans certains cas, d’attributions, pour offrir «une porte d’entrée unique pour le justiciable», selon le fascicule de la chancellerie qui insiste sur le «maintien de l’ensemble des sites judiciaires». En pratique, si le TI est situé dans la même commune que le TGI (soit dans 57 % des cas), ils fusionnent pour former le «tribunal judiciaire». S’il est dans un lieu différent, il devient alors une chambre détachée, appelée «tribunal de proximité». Il est prévu que les juges d’instance chargés de trancher les litiges concernant des sommes inférieures à 10 000 euros (dettes impayées, livraisons non conformes…) changent de nom pour devenir des «juges des contentieux de la protection», mais ils seront toujours chargés des affaires liées aux vulnérabilités économiques et sociales. Néanmoins, le justiciable ne pourra plus se contenter de déposer une demande en se présentant au greffe du tribunal, car les modes de saisine sont désormais différents. Il devra, en outre, être obligatoirement représenté par un avocat dans certaines procédures spécifiques. Ausimple tre point vivement décrié de façon unanime par les professionnels: l’exécution provisoire des décisions en matière civile, ce qui signifie que les recours contre des décisions de première instance ne seront plus suspensifs. Une mesure «catastrophique», s’insurge Estellia Araez: «Tout est mis en oeuvre pour décourager le justiciable de faire appel et réaliser ainsi des économies.»
«Gros bazar».
«Cela nous semble contraire au droit au recours», abonde Katia Dubreuil. Et d’ajouter : «De toute façon, c’est juste le gros bazar, les décrets d’application ont été publiés le 11 décembre. C’est la précipitation absolue, à peine trois semaines pour que les professionnels puissent se préparer.» Quant aux dates de publication des autres décrets devant préciser la spécialisation de certaines chambres détachées, après proposition des chefs de cour d’appel, elles ne sont pas encore connues, renforçant une impression de «flou» chez les avocats et magistrats.
«Quand on a lu le Canard enchaîné, on a compris pourquoi un tel flou», soupire Katia Dubreuil. L’hebdomadaire a en effet révélé, en octobre, une note explosive transmise par le cabinet du ministère de la Justice à celui de Matignon, suggérant que la carte judiciaire pourrait être dessinée en fonction de la carte électorale. Y était notamment évoquée la suppression des «petits juges» d’instruction qui ont moins de cinquante dossiers, et l’impact que cela pourrait avoir sur les électeurs. Le mail était accompagné d’un tableau avec les scores électoraux de La République en marche et donc les lieux où il pourrait être judicieux de «différer les annonces». De quoi décrédibiliser la réforme… Pour autant, la garde des Sceaux avait tenu le cap, concédant seulement une «maladresse» devant les sénateurs qui l’avaient sommée de s’expliquer. «Si on transfère les contentieux, certains tribunaux de proximité risquent de se retrouver vidés de leur substance, déplore Estellia Araez. Cela va faire comme pour les maternités ou les bureaux de poste dans les campagnes : ils vont fermer.» •
Les recours contre des décisions de première instance ne seront plus suspensifs.