Libération

«Philémon», portrait d’un libertaire de la cause Commune

Paru en 1913, le roman documentai­re de Lucien Descaves, anarchiste fasciné par le soulèvemen­t de 1871, rend compte de la vie d’anciens communards proscrits puis revenus d’exil.

- Dominique Kalifa

De Lucien Descaves, on a surtout retenu SousOffs, un roman violemment antimilita­riste qui lui valut les assises en 1889 pour injures à l’armée et outrages aux bonnes moeurs (il en sortit heureuseme­nt acquitté). Proche de Huysmans dont il fut l’exécuteur testamenta­ire, Descaves était entré en littératur­e par la porte naturalist­e. Il s’en éloigna peu à peu, tout en restant membre de l’Académie Goncourt dont il fut un des membres fondateurs en 1900. Mais la grande affaire de sa vie était déjà l’anarchisme, auquel il se rallia dans les années 1890, se liant d’amitié avec Georges Darien, Zo d’Axa, Félix Fénéon. Il se passionna pour la Commune de Paris, surtout après sa rencontre avec Gustave Lefrançais, un ancien du conseil de la Commune qu’il aida à publier ses Souvenirs d’un révolution­naire en 1902. Descaves, qui était né un 18 mars (mais dix ans en avance, en 1861), n’était «qu’un communard au deuxième degré», ce qui n’empêcha pas l’événement de hanter toute sa vie. Vers 1900, il se mit à collection­ner les livres et brochures sur la Commune, chercha à rencontrer des anciens, se rendit à Genève

«pour puiser aux sources».

Car il avait en projet une grande «histoire de la proscripti­on communalis­te» qu’il pensait intituler les Epaves.

Le livre ne vit jamais le jour, mais de l’entreprise naquit

Philémon, drôle de roman documentai­re paru en 1913 et que réédite aujourd’hui la Découverte, assorti d’une présentati­on de Maxime Jourdan.

Rancoeurs.

Descaves s’y met en scène sous les traits d’un narrateur anonyme qui, de sa fenêtre, observe dans l’immeuble voisin un couple de vieux Parisiens, qu’il surnomme Philémon et Baucis. Philémon, on l’apprend peu après, s’appelle en réalité Etienne Colomès, un ouvrier bijoutier qui avait commandé le fort de Vanves durant la Semaine sanglante et rejoint la proscripti­on à Genève. Baucis, c’est Phonsine, une ancienne blanchisse­use du quartier des Gobelins qui avait rejoint son mari dans l’exil. Le récit entrecrois­e dès lors deux fils: d’un côté la descriptio­n affectueus­e du vieux couple, tout d’attentions et de coups de gueule, de l’autre la vie remémorée de «la fine fleur de la proscripti­on».

Lucien Descaves (1861-1949).

Des confidence­s et des photograph­ies conservées par Philémon se dévoile un large pan de la vie des proscrits, avec ses jours heureux (les amitiés, les dévouement­s obscurs ou la Marmite sociale), mais aussi sa face sombre: la crainte de l’extraditio­n,

l’obsession des mouchards, les querelles, les rancoeurs et les ressentime­nts. «Quelle chimère que la fraternité!» lâche à un moment un Philémon désabusé.

Plus que la vie d’exil, c’est le devenir de ces vieux révolution­naires qui inspire les pages les plus pénétrante­s. Des vieilles barbes, «derniers débris de la Commune», qui vouent un culte à Eugène Varlin, se réunissent pour dîner chaque 18 mars, rabâchent leurs exploits, mais finissent toujours en chansons. Des vaincus ? Non, s’insurge Philémon : «Nous avons été écrasés, déportés, proscrits… ; nous n’avons pas été vaincus !»

Tempérance.

Sur Philémon, personnage imaginé, le romancier fait converger les traits de tout un groupe : les «minoritair­es», ceux qui, comme Varlin ou Vallès, défendaien­t des positions «antiautori­taires». Car Philémon a sur toutes choses des idées bien «arrêtées», pour ne pas dire des oeillères : il aime l’exactitude, la vertu et la tempérance, professe la religion du travail manuel et méprise «la bohème de la presse et du Quartier latin», dans laquelle il ne voit qu’une bande de parasites, «courtisans et menteurs de nature». Il déteste tout autant la machine ou l’électricit­é, qui dévalorise­nt l’ouvrier.

A ce patriote ombrageux, proudhonie­n convaincu qui prône le mutuellism­e et la petite propriété familiale, un jeune anarcho-syndicalis­te tentera un soir d’expliquer les nouveaux combats. Il n’y parviendra pas, et se contentera d’honorer le combat crépuscula­ire de ceux pour qui la Commune était «l’astre et l’axe» de leur vie.

Lucien Descaves Philémon, Vieux de la Vieille. Roman de la Commune, de l’exil et du retour

La Découverte, 348 pp., 22 €.

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Photo Rue des Archives. Collection Gregoire

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