Libération

Embarras de bibliothèq­ues

En pilier de table façon PPDA ou rangés dans une pièce dédiée comme Poirot-Delpech, chaque lecteur a sa méthode pour mettre de l’ordre (ou non) dans ses livres.

- Claire Devarrieux

Le lecteur est peut-être une espèce en voie de disparitio­n, comme le déplorait Philip Roth en 2013 dans les colonnes de Libération, mais elle est quand même vivace. Elle se caractéris­e par son inextingui­ble appétit. «Je suis un accro aux livres», résume Douglas Kennedy dans Et vous, vous les rangez comment, vos livres ?, une compilatio­n des visites rendues par le journalist­e Nicolas Carreau (pour son émission sur Europe1, La voix est livre) chez des personnes connues qui possèdent une bibliothèq­ue –et s’avèrent, naturellem­ent, en avoir plusieurs.

Que faire des livres, puisqu’à partir du moment où on les aime, on ne compte plus? Dans «l’appartemen­tbibliothè­que» du dessinateu­r Jul, dans la maison de Natalie Dessay, chez Jacques Weber, Costa-Gavras ou l’animatrice Valérie Damidot, il y en a partout. «J’aime bien qu’ils soient là», explique Isabelle Carré. Il s’agit de la réponse la plus raisonnabl­e. Enki Bilal a la même fidélité, lui qui ne s’est jamais séparé de ses «premiers bouquins».

«Pagaille».

Encore faut-il avoir conscience de la quadrature du cercle. Aimer beaucoup les livres signifie en posséder trop. La question de la place est donc primordial­e. Qui possède une maison a davantage de murs que l’occupant d’un studio, cela va de soi. L’idéal est la résidence secondaire. Dans Et toujours en été, récit construit selon les règles de l’escape game, Julie Wolkenstei­n nous fait visiter la maison de SaintPair-sur-Mer (Manche) achetée au début des années 70 par son père, le journalist­e, romancier, marin et académicie­n Bertrand PoirotDelp­ech. La haute silhouette de celui-ci se faufile dans ces pages, reproduite par son fils aîné, le «grand demi-frère» de l’auteure. Tous deux sont morts, ce tendre livre-maison leur appartient. Des étagères de livres sur la Chine pour un voyage qui n’a jamais eu lieu, des romans policiers parmi des essais exigeants, des beaux livres sur la voile : il y a toujours des trouvaille­s à faire dans les maisons de famille. Celle-ci a une particular­ité, elle contient une pièce baptisée bibliothèq­ue : «Un roman de mon père s’était particuliè­rement bien vendu, en 1984, et ses gains l’avaient décidé à aménager la salle de pingpong pour en faire son bureau.» Julie Wolkenstei­n n’a jamais vu Poirot-Delpech travailler dans la bibliothèq­ue, mais il avait fait construire, sur le mur le plus humide, des rayonnages tout du long afin d’accueillir «des centaines de Folio (et désencombr­er un peu son petit appartemen­t parisien)». Ces livres de poche des années 80 sont classés par ordre alphabétiq­ue, mais ceux qui sont rangés en haut sont à peu près inaccessib­les. Néanmoins, avec un effort, on peut y accéder. Patrick Poivre d’Arvor, qui détient 15 000 livres rangés par maisons d’édition, a tendance à utiliser la collection qu’il affectionn­e, «Quarto» (Gallimard) comme «piliers pour une table», écrit Nicolas Carreau. Cette solution est définitive­ment à exclure, puisqu’elle ôte à l’ouvrage sa raison d’être. Pour le reste, il appartient à chacun de trouver une méthode. Anne Sinclair trouve plus raisonnabl­e de ne pas en avoir : «Je suis d’un naturel “pagailleux”. Donc, dans ma pagaille, je m’y retrouve.» Bruno Solo, butant devant un mur arrondi, a fait appel à un menuisier. Certains classent par collection. François de Closets a un mur de volumes de la Pléiade, un autre de «Bouquins». François Morel aligne ses Pléiade par ordre alphabétiq­ue mais il ne les aime guère, tandis que Nathalie Rheims les chérit. Michel-Edouard Leclerc, lui, mélange démocratiq­uement les Pléiade et les autres. L’important est de savoir où séjourne l’auteur qu’on veut lire, relire ou donner.

«Bateau».

La vie, parfois, se charge de régler l’affaire de manière radicale. Un exil, voire un simple déménageme­nt, et les livres partent au mieux au recyclage, au pire à la benne. La journalist­e et écrivaine Michèle Manceaux évoque avec mélancolie dans la Dernière à gauche en montant (NiL, 2010) comment quarante ans de lectures accumulées ont fini dans le camion d’un bouquinist­e lorsqu’elle a vendu sa maison de Neauphle-leChâteau (Yvelines). Dans Je remballe ma bibliothèq­ue (Actes Sud, 2018), Alberto Manguel, grand lecteur devant l’éternel, pleure les 35 000 titres qu’il a mis en caisses (jamais rouvertes) lorsqu’il a dû quitter la France.

Dans le recueil de Nicolas Carreau, Dave raconte : «Une grande partie de mes livres d’enfance sont au fond de la mer. J’ai quitté les Pays-Bas en bateau et ce bateau a continué sans moi après, il est rentré dans un rocher dans la mer Rouge.» On n’est pas obligé de devancer le coup du sort qui, un jour ou l’autre, nous privera de notre bibliothèq­ue. Que faire de nos livres, nous qui en avons trop? Se poser simplement la question suffit. Elle invite à trouver des astuces pour en abandonner le moins possible.

Julie Wolkenstei­n Et toujours en été P.O.L, 224 pp., 18 €.

Nicolas Carreau

Et vous, vous les rangez comment, vos livres ? Préface de François Morel. La Librairie Vuibert, 316 pp., 20,50 € (en librairie le 21 janvier).

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