Sorti de sa coquille
Ce spécialiste brestois de la coquille Saint-Jacques révèle aux artistes la beauté menacée du monde marin pour qu’ils en transmettent l’émotion.
Il lit l’avenir de la planète échauffée dans les lignes de vie des coquilles Saint-Jacques. Laurent Chauvaud est chercheur au CNRS et plongeur sous-marin, biologiste et aventurier, pédagogue et poète. Il tente de mettre en scène et de refaire une beauté à la catastrophe écologique qu’il voit venir de loin. Un peu comme au temps de Lapérouse, il s’entoure de créateurs, de photographes et de musiciens, qu’il embarque avec lui dans des résidences polaires, pour faire vibrer la mémoire vive de ce qui pourrait disparaître.
Il dit: «Les scientifiques sont trop rationalistes, pas assez sensibles. Les artistes fonctionnent sur l’émotion plus que sur le raisonnement. Un beau texte ou une belle chanson, c’est toujours mieux qu’un graphique. Et c’est plus efficace pour faire comprendre ce qui se passe.»
Chauvaud lui-même a pourtant du potentiel. Il n’a rien d’un professeur Nimbus, aux arguments incompréhensibles et au phrasé aride. Il a le sens du contact, le talent de la métaphore, la capacité à faire rêver. Il vient d’écrire un régalant petit ouvrage sur la Saint-Jacques où il raconte ses voyages au fond des mers et le hasard qui souvent préside aux découvertes les plus inattendues. L’homme a grandi dans la paysannerie la plus classique. Ses deux parents sont charentais. Chez l’un, on fait de la vigne pour le pineau, du maraîchage, de la polyculture. Chez l’autre, on fournit des machines agricoles pour les moissons. Son père est cadre dans une coopérative. Affecté dans le département de la Manche, il diffuse le modèle productiviste, recommande engrais et pesticides. Sa mère est d’abord coiffeuse, puis elle élève ses trois enfants. La propriété normande est un petit royaume qui pourrait s’autosuffire : quatre hectares, un lac, des chevaux, des moutons, et la marmaille qui s’active à exploiter la ressource. Les deux garçons attellent un âne à un chalut et font commerce des poissons récupérés auprès du grainetier. Laurent s’ennuie à l’école. Il préfère le foot et se pâme pour Dominique Rocheteau. La mer est loin. Il ne l’approche qu’à l’été sur les rives du Cotentin. Il écrit : «Sur cette plage de Pirou, c’est la piscine qui attirait le regard et la curiosité. Une piscine en béton construite sur l’estran, au beau milieu de la grève, sur un enrochement artificiel, pour que les enfants s’y baignent lorsque la Lune et le soleil aimantent la mer ailleurs. Cette piscine était une invitation à l’observation, à la pêche, à l’apnée et à la biologie marine.»
Il ne sait trop quoi faire de sa grande carcasse bien carrossée. Les parents se sont éloignés vers Madagascar. Il embarque son lit dans une bétaillère fourrée de paille et quitte la Suisse normande pour le Finistère. Comme souvent, il suit son frère qui souvent sera son initiateur et qu’il nomme son «portier des palais sous-marins». Le voilà à Brest, au son des Béruriers
noirs. Il écrit : «Je ne savais pas que j’allais, dans la cité qui tourne le dos à son port, apprendre à ne plus jamais me satisfaire du monde qu’on m’expliquait.»
Tout en allant à la fac de bio et en multipliant les petits boulots, il se met à la plongée. Au pied du fort de Bertheaume, il déniche ses pierres philosophales qui deviendront ses Rosebud. Il raconte : «J’ai ramassé mes premières coquilles du bout des doigts, comme on dérange un orvet encore assoupi par l’hiver ou un oeuf dans un nid trop bas. J’ai été immédiatement fasciné par leur aisance à passer de la quiétude à la nage furieuse.» Trente ans durant, il va vivre au rythme de celle qui servait de cache-sexe à la Vénus de Botticelli, de récipient aux pèlerins sur les chemins de Compostelle ou de décoration kitsch sur les murs des villas des stations balnéaires.
De Bergen à San Francisco, de la Nouvelle-Calédonie à la Mauritanie, et lors de 300 immersions sous les glaces, il l’ausculte, la regarde bouger, se battre ou fuir. Il réalise petit à petit que le caisson de protection de ce mollusque est un palimpseste des météos passées, une machine à remonter le temps, un thermomètre fiché dans le cul de la planète. En grandissant, la coquille crée des microstries. Chauvaud les mesure et les analyse chimiquement. Il y retrouve la trace des canicules mais aussi le souvenir des pollutions dues au pétrole de l’Erika naufragé, aux nitrates abondamment déversés dans les champs bretons ou même aux produits pour IRM hospitaliers.
Il lui plaît que la connaissance vienne par des sentiers détournés. Il se félicite que la récolte soit de hasard, la cueillette comme une rapine imprévue. Il célèbre «ce mélange d’associations, d’observations, d’opportunisme, d’erreurs, d’obstacles et, par voies détournées, de découvertes improbables» que résume le mot «sérendipité», dérivé de l’anglais serendipity. On peut préférer cette citation de René Char qu’il exhume aussi :
«Ceux qui cherchent ne trouvent que s’ils sont fiévreux ou éconduits.» La saveur marchande vaut valeur économique. Chauvaud sait que si les Saint-Jacques ne réjouissaient pas les estomacs, jamais on ne lui aurait donné les moyens de les étudier et de mener un labo d’une dizaine de personnes pour un salaire de 3 600 euros par mois. Après ces années à scruter ce bivalve, il n’en est pas rassasié pour autant. Il trouve le mets subtil. Il en aime la mâche. Il dit : «Ce n’est pas une huître.» Il s’en fait parfois une ventrée sous l’eau, en solo. Et les cuisine pour ses trois filles étudiantes, une scientifique, une artiste, une lycéenne, élevées dans des maisons qu’il retape de ses mains d’habile maçon.
Politiquement, il se situe à gauche, parfois très. Il a apprécié que Mélenchon réfléchisse aux océans comme à une nouvelle frontière. Tel Hulot, il se sent parfois gagné par la panique devant l’urgence. Il salue la survenue de Greta Thunberg : «Sa génération va tordre le bras au modèle de développement actuel. On va arrêter le grand galop. On consommera un peu moins. On adaptera nos loisirs.» Ces temps-ci, il pose son stéthoscope sur les bronches des océans pour entendre vibrer la mélopée ancienne et ses modulations de fréquence. Son micro enregistre. Et, écrit-il : «On entend la glace fondre et l’eau tomber dans l’eau. On entend […] le morse faire son bruit de biscotte, le phoque barbu chanter son besoin de sexe, les langoustes bretonnes jouer de la mandoline et les crevettes-pistolets faire plus de vacarme que le bzz des homards belliqueux.»
Il s’agit pour Chauvaud de déterminer la manière dont la sono humaine affecte, négativement ou pas, la vie des océans. Il s’agit aussi, pour le copain du chanteur Miossec, d’inspirer les compositeurs. Afin que la création artistique renforce la prise de conscience. Car il a beau se prétendre «superoptimiste», il sait que le blues peut submerger le bleu.