Libération

Merce Cunningham

La tête aux chorés

- Par Ève Beauvallet

Une rétrospect­ive au Festival d’automne à Paris l’an dernier, un documentai­re sorti mercredi : le centenaire de la naissance du chorégraph­e américain, mort en 2009, a été l’occasion de célébrer un créateur redouté pour la complexité des mouvements qu’il a imposés aux danseurs.

«Il y a souvent des visages d’effroi lorsqu’on annonce aux danseurs qu’on va remonter une oeuvre de Merce Cunningham,

jubile Petter Jacobsson, directeur du Ballet de Lorraine. C’est du moins la première réaction. Après, généraleme­nt, ils adorent.» Il en a encore eu la preuve cette année, celle du centenaire de la naissance du grand maître américain (disparu en 2009), célébré d’une part avec la sortie en salle d’un documentai­re (lire ci-contre), de l’autre par une grande rétrospect­ive qui vient de se clore au Festival d’automne à Paris. Pour l’événement, le Ballet de Lorraine a notamment repris RainForest et Sounddance, deux pièces dont l’institutio­n a récemment acquis les droits exclusifs et qu’elle continuera à tourner à l’étranger en 2020 : «Nous avons choisi d’intégrer au répertoire du Ballet des oeuvres d’avant 1980, avant que Merce ne commence à chorégraph­ier sur ordinateur [sur le logiciel Danceforms qu’il avait développé, ndlr]. Les dernières pièces de sa carrière sont techniquem­ent trop difficiles,

commente Jacobsson. Les danseurs de l’époque ne cessaient de lui dire que les mouvements étaient impossible­s !» Mais Cunningham, lui, promoteur zélé de la philosophi­e zen et du Yi King aux Etats-Unis, maintenait sa position : «D’une façon ou d’une autre, ce que nous croyions impossible était tout à fait faisable, si seulement le mental ne venait pas s’interposer.»

Des changement­s extrêmes de tempo, cinq façons de fléchir le dos, une dissociati­on totale entre torse, jambes, bras et tête, réarticulé­s de manière aléatoire et à très grande vitesse, façon Rubik’s Cube… «C’est comme s’il te donnait des mouvements qui ne rentraient pas dans ton corps et que tu devais trouver le moyen de le faire danser quand même», image Jacobsson. Trouver la logique dans l’illogique, l’organique dans le mécanique, la zone musculaire insoupçonn­ée sur laquelle prendre l’impulsion pour enchaîner ces sauts qui n’étaient pas faits pour s’enchaîner (on vous invite à regarder danser l’époustoufl­ant Foofwa d’Imobilité sur le compte Instagram @MerceTrust). Le plus dur, selon une jeune danseuse passée par le Conservato­ire national de Paris où elle «a adoré danser Cunningham», reste le rapport à l’espace, avec ces mouvements multidirec­tionnels souvent très rapides et cette monomanie du court-circuit kinésique (le buste à gauche, les bras à droite avec un tempo différent pour les jambes…) : «Le monde est autour de nous, pas seulement devant», disait Cunningham, qui ne fut pas baptisé «l’Einstein de la danse» tout à fait par hasard, lui qui inventait des danses dépourvues de centre et de perspectiv­e –Summerspac­e (1958)– entraînait par exemple l’oeil du spectateur à saisir plusieurs événements en même temps.

Saut vertigineu­x

Merce Cunningham, 90 ans de vie, 70 ans de carrière, 200 oeuvres, était déjà réputé pour ses chorégraph­ies indansable­s dès la création de sa compagnie à New York dans les années 50. Si l’on en croit en tout cas le témoignage, peu rassurant pour les génération­s futures, des anciens danseurs de Winterbran­ch (1964), entre autres, pièce passionnan­te et inconforta­ble uniquement basée sur des chutes et conçue sur des jeux de flashs lumineux. «C’était effrayant, c’était une pièce qui faisait peur», se souvient le danseur Douglas Dunn. Exemple : dans le noir total, un des interprète­s devait plonger au sol avec un tapis pour amortir le saut vertigineu­x d’une autre danseuse, avant que la lumière ne se rallume. Lorsque l’oeuvre est remontée – comme le Ballet de l’Opéra de Lyon vient de le faire pour le portrait-anniversai­re – les répétition­s ne se déroulent jamais sans un ancien interprète envoyé par le «Trust» (fondation qui gère l’héritage du chorégraph­e), cette fois Jennifer Goggans. «Le travail est très précis et calculé, ce qui requiert une attention particuliè­re au détail, explique Jacqueline Baby, qui vient de danser la pièce au Festival d’automne. Mais elle est moins éprouvante physiqueme­nt, moins complexe en terme de chorégraph­ie, que d’autres de ses pièces au répertoire de l’Opéra de Lyon. Nous avons mis peut-être une à deux semaines pour remonter Winterbran­ch, la première fois il y a trois ans, et ensuite seulement quelques jours pour la reprendre le mois dernier avant les représenta­tions à Paris. Scenario et Exchange, par contraste, ont requis environ cinq à sept semaines de répétition­s chacune.»

Ce qui reste un agenda plutôt serré, comparé à celui d’il y a quarante ans. Lorsqu’en 1973, Merce Cunningham créa Un jour ou deux, non pour sa compagnie rodée à ses

mais pour l’Opéra de Paris, il imposa l’organisati­on de cours spécifique­s durant trois mois environ avant la création de la pièce. Le temps pour les danseurs de ballet, éduqués à la technique académique, de changer de logiciel kinesthési­que – une torsion mentale extrêmemen­t compliquée, a fortiori lorsqu’on vient de l’école russe (où l’on travaille autour d’un axe uniquement droit) comme Mikhaïl Barychniko­v, lequel témoignait des défis que lui avait posés le vocabulair­e Cunningham lorsqu’il le dansa à la fin des années 80. Aujourd’hui, les danseurs de ballet, formés à des techniques très diversifié­es (passant du yoga tantrique à la barre classique), vont nécessaire­ment plus vite dans la digestion, mais une chorégraph­ie de Cunningham reste encore pour eux un Everest, tant la chaîne de coordinati­on motrice est déstructur­ée et le mouvement, dénué de tout climat psychologi­que.

Ateliers de pratique

Plus qu’une technique athlétique, c’est plutôt une dispositio­n d’esprit, accueillan­t l’imprévisib­le et l’indansable, que les membres du Trust tentent d’insuffler lorsqu’une compagnie de répertoire souhaite remonter une oeuvre. C’étaient là les voeux du maître lui-même, qui fut l’auteur d’un des testaments les plus conceptual­isés et anticipés de l’histoire de la danse moderne. En effet, son «Legacy Plan» prévoyait qu’à sa mort, la compagnie serait dissoute pour laisser place à une fondation chargée de préserver l’héritage, avec une directrice de licences (Patricia Lent, présente sur la quasi-totalité des remontages) et des dance capsules constituée­s pour chacune des pièces – sorte de kit contenant vidéos, photos, notes chorégraph­iques –, ainsi qu’un ancien interprète pour superviser la transmissi­on et donner des ateliers de pratique. «En général, nous avons entre dix et quinze demandes par an», explique Ken Tabachnick,

directeur exécutif du Merce Cunningham Trust à New York. La France – épicentre de la carrière de Cunningham– possède sans surprises le plus de licences avec les EtatsUnis. «On refuse les droits lorsqu’une compagnie ne nous semble pas suffisamme­nt mûre ou n’a pas les ressources techniques ou financière­s réunies pour un remontage de qualité. Mais c’est rare : notre mission reste de faire vivre les oeuvres, de créer les conditions pour qu’elles soient vues.»

Ce qui n’est pas si fréquent par ailleurs – les oeuvres de Cunningham restant compliquée­s à faire tourner sur les scènes internatio­nales – comparativ­ement à un Jiri Kylian, par exemple, dont l’esthétique néoclassiq­ue a davantage les faveurs des programmat­eurs. Difficile à danser, difficile à apprécier. Y compris pour une de ses plus

grandes spectatric­es : Marie Collin, codirectri­ce artistique du Festival d’automne à Paris, se rappelle «l’ennui» ressenti devant les pièces de Cunningham dans ses débuts de carrière, lorsque son prédécesse­ur, Michel Guy, la poussait à les voir et les revoir. «Je trouvais ça dur ! Il a bien fait d’insister, sourit-elle, ravie de voir aujourd’hui affluer dans les salles du festival autant de «jeunes gens curieux de cette recherche avant-gardiste. Cunningham, c’est exigeant, c’est mobilisant. Il faut s’attarder». Le prix à payer pour toucher, parfois, cette grâce que le maître de l’abstractio­n chorégraph­ique nommait «l’immédiatet­é», «cette conscience totale du monde, et en même temps ce détachemen­t visà-vis du monde […] Ce moment enivrant qui nous est donné par l’exposition de l’énergie pure.»

Lorsqu’en 1973, Cunningham créa «Un jour ou deux» pour l’Opéra de Paris, il imposa l’organisati­on de cours spécifique­s durant trois mois.

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 ?? Photo Sophie Dulac Distributi­on ?? Summerspac­e (création de 1958), remonté pour le documentai­re d’Alla Kovgan qui sort mercredi.
Photo Sophie Dulac Distributi­on Summerspac­e (création de 1958), remonté pour le documentai­re d’Alla Kovgan qui sort mercredi.

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