Peste porcine en Chine
Du groin à moudre pour la France
«Vous voyez le tas de fleurs? Le fossé se trouve juste devant», indique Yan (1) en pointant vers le champ qui jouxte sa petite ferme. C’est au bout de son index, où l’herbe n’a pas totalement repoussé, que l’éleveur a enterré, vivants, près de 400 de ses porcs, à deux pas des pierres tombales de ses ancêtres. Depuis six ans, Yan tient avec sa femme et quelques autres partenaires cette petite exploitation à deux heures de Pékin. A la sortie de la voie express, il faut rouler encore pendant une vingtaine de minutes au milieu des champs de maïs vides pour arriver dans ce coin perdu du Hebei. Les épis fraîchement cueillis sont entreposés partout, du bord du bitume à la place centrale du village.
En octobre 2018, Yan possédait un millier de bêtes avant que la peste porcine africaine (PPA) ne décime une partie de son élevage. «Ils ont commencé à avoir les oreilles mauves, à vomir du sang et à perdre l’appétit», relate l’éleveur, qui voit à l’époque plusieurs de ses animaux mourir tous les jours. Il comprend très vite les raisons de ces décès soudains et décide donc d’enterrer toutes les bêtes malades dans un fossé de 3 mètres de profondeur. «C’était la meilleure chose à faire, une viande contaminée ne vaut rien», lance-t-il, placide. Le couple se hâte ensuite de vendre à bas prix le reste de l’élevage qui ne présente aucun symptôme tout en gardant deux porcs, dégustés en famille.
Garder le silence
La porte de l’exploitation, surveillée par deux bergers allemands, nous restera fermée «pour des raisons sanitaires», explique Yan, intransigeant. Car si la peste porcine africaine est un virus inoffensif pour l’homme, il est fatal pour les cochons et hautement volatil, alors qu’il n’existe aucun vaccin. «Si vous mangez un sandwich avec de la viande contaminée que vous jetez dans la nature, le virus peut se propager à partir de ce sandwich», précise Mireille Bossy, conseillère agricole à l’ambassade de France à Pékin. Pour Yan, deux causes pourraient expliquer l’arrivée de la PPA chez lui: les véhicules des grossistes ou la nourriture qu’il donnait à ses bêtes, composée de soja et de céréales, mélange qui est présent partout dans la province. «Elever des porcs est très pratique, ils mangent tout, même les déchets. La peste porcine se maintient dans certaines denrées, donc c’est une source de diffusion», poursuit Mireille Bossy. Toutes les provinces continentales de Chine sont désormais touchées par la PPA, tout comme la région semi-autonome de Hongkong et l’île méridionale de Hainan. D’après les autorités chinoises, 168 foyers ont été déclarés depuis le début de l’épizootie en août 2018. Depuis, 1,19 million de bêtes ont été abattues, par prévention. Mais pour beaucoup d’observateurs, ces chiffres seraient largement sous-estimés. Un rapport de la Rabobank évalue à terme à 200 millions le nombre de bêtes atteintes, près de la moitié des cochons élevés en Chine. La filière porcine chinoise est composée à 40 % de petites exploitations comptant moins de 500 porcs par an et aux mesures de biosécurité inadéquates (lire encadré page 13) pour se prémunir de ce fléau. Yan, pour sa part, n’a jamais rapporté l’apparition de la maladie dans son élevage. «Si on avait averti les autorités, on aurait probablement reçu des aides, mais notre exploitation aurait dû fermer, et notre seule source de revenus avec», se défend-il. D’après lui, l’épidémie lui a coûté 1 million de yuans (128 000 euros) en prenant compte des bêtes enterrées et des recettes des ventes bradées.
Quand ses porcs ont commencé à tomber les uns après les autres, la PPA n’avait pas officiellement pénétré la province du Hebei. Les autorités locales ne se sont jamais intéressées à l’activité de Yan, tout juste une réunion a-t-elle été organisée à l’automne 2018 : «Ils nous ont demandé de faire attention et nous ont fourni une liste de désinfectants qu’on se procure dans la pharmacie du village», détaille-t-il. Pourtant, avant d’être touché, Yan affirme que plusieurs cas s’étaient déjà déclarés dans les environs. Mais les informations ne sont jamais remontées jusqu’aux pouvoirs locaux. «Celui qui déclare un animal malade va être détesté par tous les autres fermiers», souligne l’exploitant. Car la loi stipule que lorsqu’un cochon est atteint du virus, tous les porcs dans un rayon de 3 kilomètres doivent être abattus, par prévention. De ce fait, les petits éleveurs de la région se sont entendus pour garder le silence sur l’ampleur de l’épidémie, et préserver ainsi leur gagne-pain. «L’Etat est inondé de cas, les indemnisations sont trop faibles [50 % de la valeur d’un cochon pour Yan, ndlr]. Les éleveurs préfèrent commercialiser leur viande, même contaminée. L’Etat doit jouer le jeu, car s’il n’y a pas de mesure de police sanitaire et de compensations, les gens fraudent. C’est effrayant, ce sont des bombes à retardement», s’inquiète pour sa part Mireille Bossy.
«Aucune consigne»
Le premier cas officiel de peste porcine dans le Hebei n’a été recensé qu’en février 2019, soit quatre mois après que Yan a abattu ses bêtes. Le foyer s’est déclaré dans une des fermes du groupe Dawu, située à une poignée de kilomètres de l’exploitation familiale. Sun Dawu, fondateur du conglomérat qui possède également des hôtels, restaurants et établissements scolaires, reçoit au coeur du siège de l’entreprise, succession de buildings modernes de 30 étages qui tranchent avec le paysage plat des champs de maïs. «A l’époque, nous n’avons reçu aucune aide, aucune consigne de la part du gouvernement, j’ai donc décidé de poster des photos de mes animaux pour attirer leur attention», déplore le fondateur. Sur ces images, des dizaines de rangées de bêtes mortes allongées sur le flanc. Au total, Dawu perd 15 000 de ses 21000 porcs. Ce n’est que deux jours après sa publication sur Weibo, le Twitter chinois, que les pouvoirs locaux finissent par déclarer le premier cas officiel de peste porcine dans le Hebei.
Dans la foulée, le 22 février, des agents gouvernementaux se déplacent chez Dawu et ordonnent aux éleveurs d’enterrer vivants les 6 000 porcs restants. «C’est la façon la plus simple de s’en débarrasser»,
explique le groupe. Un traumatisme pour les salariés: «J’étais abattue, je ne veux plus jamais parler de cet épisode, laisse échapper Li Sixu, vice-présidente chargée de l’activité porcine, présente ce soir-là. Tous les éleveurs étaient en pleurs, ce sont des vies qu’on a enterrées. Il y en avait certainement beaucoup qui n’étaient pas malades.»
Sur une vidéo de cette soirée macabre que s’est procurée Libération, jamais diffusée publiquement par Dawu, on peut voir des bêtes apeurées, guidées dans le noir par des lampes torches et des coups de bâtons vers un fossé. Une pelleteuse se charge de terminer le travail, poussant les sacrifiés dans le précipice. Dawu Group estime le manque à gagner à 30 millions de yuans, dont les deux tiers ont été, entre-temps, compensés par des aides et des subventions de l’Etat. De leur propre initiative, les dirigeants ont mis en place cet été de nouvelles mesures de biosécurité. L’exploitation a été divisée en cinq zones pour empêcher la contagion de la maladie à toutes les bêtes. Les éleveurs restent désormais sur place vingt-quatre heures sur vingt-quatre pendant des rotations de vingt jours par mois, et des sas ont été installés à l’entrée et la sortie du site, fermé à tout visiteur extérieur. Avant d’être transportés vers les abattoirs et marchés de Pékin, les porcs sont acheminés à travers un tunnel pour éviter tout contact entre les véhicules des acheteurs et le lieu de vie des bêtes. «Nous pouvons assurer à 100 % que notre ferme est propre», affirme Li Sixu, moins catégorique sur la suite de la chaîne de production. «Contrairement à l’Europe, les abattoirs en Chine