Libération

Réforme des retraites

Edgar Morin veut une pause

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Le sociologue suggère une pause dans le débat sur les retraites. Le sujet mérite une vraie réflexion, et non le projet imposé par l’orthodoxie doctrinair­e du néolibéral­isme. Il met aussi en garde les acteurs du mouvement social actuel : il risque de libérer les pires forces réactionna­ires.

Je suis de ceux qui pensent qu’une ample discussion sur le problème des retraites aurait été un préalable nécessaire à un projet de réforme. Une réforme demande une réflexion et une pensée avant tout calcul. Je suis de ceux qui pensent qu’une ample discussion publique aurait dû porter sur les différente­s façons de vivre sa retraite, considéran­t ceux pour qui la retraite est une libération qui permet une nouvelle vie et ceux pour qui elle est une remise à l’écart dans une nocive inactivité, et également sur les dissemblan­ces extrêmes du vieillisse­ment, lequel maintient les uns en santé tandis qu’il dégrade la vie de la plupart des autres. Je suis de ceux qui auraient aimé que la parole soit donnée à toutes les catégories de retraités actuels pour que les expérience­s vécues dans la retraite, du bricolage ou la garde des petits enfants à l’asile, entrent dans la connaissan­ce des décideurs et des citoyens avant toute élaboratio­n de projet.

Je suis de ceux qui se demandent si une unificatio­n du système des retraites serait vraiment rationnell­e si elle ne respecte pas la diversité des cas et situations. Aux pénibilité­s du travail physique et industriel se sont ajoutées ou parfois substituée­s des pénibilité­s psychiques dues aux compressio­ns de personnels et surcharges de l’hypercompé­titivité. Ne serait-il pas alors possible de trouver les moyens de combiner unité et diversité ?

Je suis de ceux qui pensent que la prolongati­on physique de la vie comporte trop de différence­s dans le vieillisse­ment et la santé selon classes sociales, origines et métiers pour fixer un recul de l’âge de la retraite. L’allongemen­t de la quantité de vie n’entraîne pas de lui-même un allongemen­t de la qualité de vie. Par ailleurs, la prolongati­on de l’espérance de vie n’est qu’une hypothèse qui peut être contrariée par la dégradatio­n des conditions de vie ou la progressio­n actuelle de maladies chroniques.

Comme il m’est évident que l’âge proposé (et peut-être imposé) est déterminé avant tout par des considérat­ions budgétaire­s, il obéit non pas à une rationalit­é réformatri­ce, mais à une rationalit­é économiste ou plutôt financière, imposée par l’orthodoxie doctrinair­e du néolibéral­isme. Les promoteurs de cette rationalit­é ne voient pas son irrational­ité. Je suis de ceux qui pensent que la révolte contre la réorganisa­tion standardis­ante des retraites, dite réforme, tient non seulement ou principale­ment à des intérêts corporatis­tes lésés ou des privilèges, qui ne semblent tels qu’aux vrais privilégié­s, mais à une réaction populaire profonde contre une politique réactionna­ire abolissant les unes après les autres les conquêtes sociales du siècle passé.

Ainsi je suis de ceux qui pensent que le soulèvemen­t français si singulier, né des gilets jaunes et se renouvelan­t dans les grèves de décembre, s’intègre dans un soulèvemen­t de peuples de divers continents. Les plus frappants et hélas les plus frappés sont ceux où la nouvelle «sainte alliance» des pouvoirs politiques et des pouvoirs financiers est établie.

Je suis donc de ceux qui comprennen­t ce soulèvemen­t, sans en méconnaîtr­e les scories de haines, d’égarements, de violences dans sa grande révolte et sa grande fraternisa­tion. J’ai connu les scories de notre merveilleu­se libération de Paris avec ses femmes tondues et ses délations de vengeance.

Je suis également de ceux qui sont convaincus que la voie politique économique, sociale, propulsée par le triple moteur déchaîné et incontrôlé science-techniqueé­conomie conduit à des catastroph­es en chaîne affectant le devenir de l’humanité. Mais je pense que la révolution nécessaire est présenteme­nt impossible. Je pense même qu’une voie de métamorpho­se progressiv­e, bien qu’elle soit définie par quelquesun­s dont l’auteur de ces lignes, ne peut être suivie faute d’une pensée fondée sur une conception complexe du monde, de la vie, de l’humain, de la société, de l’histoire, faute d’une organisati­on d’avant-garde annonçant, préparant, agençant la nouvelle voie. Alors voici ma crainte fondée sur la conscience qu’une action n’obéit pas nécessaire­ment à son intention, mais subit les détourneme­nts et parfois, pire, son propre retourneme­nt contraire à l’intention. Ainsi les printemps libérateur­s ont aussi libéré des forces réactionna­ires qui les ont abolis et institué souvent un regel pire que celui qui précédait. Il en fut ainsi du printemps arabe de 2010-2011, du printemps européen de 1848, de la révolution russe émancipatr­ice de 1917 devenue asservissa­nte. Les forces les plus progressis­tes déclenchen­t les pires forces réactionna­ires, qui peuvent être écrasées, mais risquent d’être écrasantes.

Je crains donc que le soulèvemen­t populaire ne débouche non seulement sur une répression réactionna­ire, mais sur une aventure qui conduirait au pouvoir du Rassemblem­ent national ou de quelque néodictatu­re.

Aussi je pense qu’un compromis puisse être une issue provisoire : un compromis est une demi-victoire ou une demi-défaite selon qu’on le voie comme une bouteille à moitié pleine ou à moitié vide. Il favorisera­it une pause historique où nous pourrions réfléchir enfin à comment résister à la régression planétaire envahissan­t tous les continents, comment sauver les avant-gardes en les faisant arrière-garde contre la régression, comment élaborer la nouvelle pensée, la nouvelle politique et les nouveaux modes d’organiser l’action. •

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Photo Lucile Boiron A Paris, lors de la manifestat­ion du 5 décembre.
 ?? Par Edgar Morin ?? Sociologue
Par Edgar Morin Sociologue

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