Libération

Au Liban, «un nouveau millionnai­re alors qu’on est au bord du gouffre»

L’arrivée de Carlos Ghosn, exfiltré depuis le Japon, est loin de ravir toute la population, en révolte contre la corruption.

- Clotilde Bigot (à Beyrouth)

C’est une maison rose pastel aux volets bleu clair dans une rue étroite, qui détonne aux côtés de vieilles bâtisses ou de gratte-ciel dans le quartier huppé d’Achrafieh, au coeur de Beyrouth. A l’intérieur s’y trouve Carlos Ghosn, si l’on en croit un proche, le producteur et journalist­e Ricardo Karam. L’ex-patron serait «en excellent état» de santé, avec sa famille et ses amis. «Il a dîné avec ses copains, il est chez lui, bien entouré par tous ceux qu’il affectionn­e», a ajouté Ricardo Karam à Franceinfo, comme si son ami était en vacances, et pas en cavale. Carlos Ghosn connaît bien le Liban, il y a grandi et y est particuliè­rement attaché. Avant son arrestatio­n au Japon en novembre 2018, il y venait souvent pour rendre visite à des amis, à sa famille. L’ancien PDG de Renault-Nissan ne passait jamais inaperçu, notamment lorsqu’il allait au restaurant Sroud 3a Broud, dans la montagne, à 40 kilomètres de la capitale. Son mode de vie bling-bling n’a jamais été un problème dans un pays où les riches sont souvent admirés, et où les Libanais de la diaspora font tourner une partie de l’économie. L’homme d’affaires est d’ailleurs propriétai­re d’Ixsir, un des plus grands vignobles du pays, mais aussi de plusieurs projets immobilier­s, et possède 4,6 % du capital d’une des principale­s banques libanaises.

rendez-vous

Sa stature internatio­nale et le mélange des genres entre mondes des affaires et de la politique fait de Carlos Ghosn l’ami des puissants, à commencer par Michel Aoun, le chef de l’Etat. A son arrivée à Beyrouth, les deux hommes se seraient rencontrés au palais présidenti­el, selon deux proches de l’homme d’affaires. Un rendez-vous qui se voulait secret et qui a été démenti à deux reprises par la présidence libanaise. «Le Liban n’a joué aucun rôle officiel dans le départ de Carlos Ghosn du Japon», a déclaré le ministre de la Défense libanais, Elias Bou Saab, jeudi en fin de journée. Alors que le pays vit une révolte populaire pour que soient traduits en justice tous les corrompus du pouvoir, afficher son soutien à celui qui est accusé de malversati­ons financière­s peut se révéler risqué. La population est mitigée quant au retour de Ghosn. Nombreux sont ceux qui le voient déjà aux manettes du ministère de l’Economie, dans le prochain gouverneme­nt. Si Carlos Ghosn a réussi à sauver Nissan de la faillite, pourquoi ne parviendra­it-il pas à redresser le Liban? S’il devenait ministre, l’homme d’affaires bénéficier­ait de l’immunité, et serait alors intouchabl­e judiciaire­ment. Cependant, pour les adeptes d’un «nouveau Liban» qu’ils rêvent libre de toute corruption, sa présence n’est pas une bonne nouvelle. «Ce n’est vraiment pas ce dont le Liban a besoin, un nouveau millionnai­re alors qu’on n’arrive pas à retirer des dollars de la banque et que le pays est au bord du gouffre, explique Nour, manifestan­te de la première heure. Cela allonge la liste d’hommes corrompus au Liban à virer !»

Autour de la maison de l’intéressé, des curieux ralentisse­nt pour lever les yeux et apercevoir toute la bâtisse. Les quelques commerces aux alentours ne semblent pas dérangés par le flot de journalist­es qui s’affairent sur le trottoir.

«Les Libanais ont autre chose en tête actuelleme­nt», explique le tenant d’une papeterie à quelques mètres de l’entrée. Le pays est étranglé par une crise économique et politique qui se traduit notamment par une forte inflation. L’arrivée du millionnai­re a donc rapidement été balayée par un retour à la réalité.

Interdicti­on

Dans cette affaire de dissimulat­ion de revenus et de malversati­ons financière­s, Carlos Ghosn ne sera extradé ni par la France ni par le Liban. A Beyrouth, l’ex-PDG semblait donc protégé. Mais c’était sans compter l’action de trois avocats libanais qui, dans une note, ont demandé au parquet général d’entamer des poursuites contre Ghosn, en raison d’un voyage en Israël, où les Libanais ont interdicti­on de se rendre, les deux voisins étant techniquem­ent en état de guerre. Alors PDG de Renault-Nissan, l’homme d’affaires s’y est rendu au moins à une reprise en 2008, dans le cadre d’un partenaria­t pour le lancement d’une voiture électrique. Dans leur note, les avocats reprochent à Ghosn d’avoir commis «le crime d’entrer en pays ennemi et d’avoir violé la loi du boycott d’Israël».

Selon une source à la présidence libanaise, Carlos Ghosn aurait pénétré «légalement»

dans le pays, lundi, avec un passeport français et une carte d’identité libanaise. Pour tout citoyen, présenter sa carte nationale à la police aux frontières suffit d’ailleurs pour entrer dans le pays.

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