Libération

Au Japon, la justice impuissant­e

- Louis Mori

La fuite de Carlos Ghosn a complèteme­nt stupéfait et ridiculisé la justice japonaise: ses avocats sont sidérés, les procureurs en furie et, au bout du compte, le pouvoir judiciaire est totalement démuni. Profitant de la rare trêve d’activité des festivités du nouvel an, le gouverneme­nt nippon n’a pas réagi du tout à la nouvelle de cette évasion sensationn­elle, preuve de son grand embarras. Et il est peu probable que quiconque s’exprime avant lundi à Tokyo sur ce rebondisse­ment spectacula­ire et humiliant. L’équipe d’avocats de l’ex-magnat de l’automobile, qui étaient garants du bon respect par leur client des conditions strictes de sa libération sous caution depuis avril, «ont totalement perdu la face», estime un de leurs collègues, Nobuo Gohara. A eux maintenant de tenter de justifier l’injustifia­ble et cette évasion invraisemb­lable.

Interpol.

Même pour eux, les circonstan­ces dans lesquelles s’est enfui le patron déchu de l’alliance RenaultNis­san, mis en examen pour dissimulat­ion de revenus et de diverses malversati­ons financière­s, sont encore très énigmatiqu­es. Les enquêteurs ont déjà perquisiti­onné l’appartemen­t qu’occupait Ghosn, en résidence surveillée, dans l’espoir d’y trouver quelques indices. S’y relayaient depuis des mois, auprès du patriarche, ses filles et d’autres proches. Son épouse, Carole Ghosn, était, elle, interdite de contact avec son époux par la justice japonaise, mais menait activement campagne pour obtenir son rapatrieme­nt.

Face à cette fuite au retentisse­ment planétaire, redoutée depuis le début par les procureurs, la justice japonaise va évidemment tenter le tout pour le tout : essayer de prouver que Ghosn a violé les lois nationales de sortie du territoire en échappant aux contrôles ou en usant de faux papiers et demander son extraditio­n. De fait, le Liban a reçu dès jeudi une demande d’arrestatio­n émanant d’Interpol. Mais les chances de remettre la main sur le fugitif sont proches de zéro. Le gouverneme­nt français a déjà prévenu que le citoyen Ghosn ne serait pas extradé en cas de séjour dans l’Hexagone, et le Liban est par principe sur la même position. Que peuvent faire désormais les magistrats japonais? Pas grand-chose, en théorie. D’après l’avocat Gohara, un procès n’est pas possible en l’absence de l’accusé.

Perdant.

Toutefois, pour deux des quatre inculpatio­ns (non-déclaratio­n de revenus différés sur deux périodes différente­s pour un montant un montant total de 9,1 milliards de yens, soit près de 75 millions d’euros), Ghosn n’était pas le seul visé. Il devait être assis sur le banc des accusés à côté de son ex-bras droit chez Nissan, l’Américain Greg Kelly, et des représenta­nts du groupe Nissan, poursuivi en tant que personne morale. Kelly, qui sera jugé, apparaît comme le grand perdant. Il se trouvait en novembre 2018 aux EtatsUnis, sur le point de subir une interventi­on chirurgica­le pour des problèmes cervicaux. Nissan l’a forcé sous un faux prétexte à revenir au Japon, pour qu’il s’y fasse arrêter en même temps que Ghosn. Inculpé et en train de préparer son procès, Kelly est depuis fin décembre 2018 en liberté sous caution dans l’archipel. Souffrant, il a dû séjourner plusieurs semaines à l’hôpital. Certains craignent qu’il ne paye pour deux. Sur les autres volets, deux inculpatio­ns pour abus de confiance aggravé, aucune audience n’est possible sans Ghosn. Les procureurs japonais en seront réduits à suivre, impuissant­s, la conférence de presse que le fuyard a prévu d’organiser la semaine prochaine à Beyrouth.

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