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Patrizia Atzei «Pour moi, l’universali­té, c’est réussir à penser les singularit­és, et à les dépasser»

- Recueilli par Paloma Soria Brown

Mouvement des gilets jaunes, port du voile, féminisati­on de la langue française… Ces voix revendicat­ives donnent-elles à voir d’irréparabl­es fractures, une difficile conciliati­on entre certains groupes sociaux et l’ensemble de la société française ? Ou révèlent-elles plutôt la montée en puissance d’un débat concernant l’une des valeurs au fondement de la République : l’universali­té ? Omniprésen­te dans la sphère politique, cette notion comporte d’encombrant­es ambiguïtés, affirme Patrizia Atzei, dans l’essai Nous sommes embarqués. Ces confusions nourrissen­t les critiques des pourfendeu­rs du concept, études post-coloniales et féministes, qui considèren­t l’universel infréquent­able. Celui-ci serait non seulement impossible à concilier avec la multitude d’expérience­s particuliè­res qu’il prétend englober, mais il renverrait à une conception limitée de l’humanité, où les femmes, les minorités ethniques, sexuelles ou de genre et les personnes précaires n’auraient pas leur place. Dans ce livre, adaptation de sa thèse sur l’universali­té chez Alain Badiou et Jacques Rancière soutenue en 2013 à l’université Paris-VIII Vincennes, la philosophe d’origine italienne refuse néanmoins d’abandonner cette notion à son passé complexe et sa polysémie. Souhaitant renouveler l’universel, essentiel selon elle pour penser ce que nous avons de commun, Patrizia Atzei en élabore une redéfiniti­on.

A quoi la complexité du concept d’universel est-elle due ? Quand on parle d’universel, on peut faire référence soit à l’universali­té, qui est une notion philosophi­que, soit à l’universali­sme, qui est un idéal politique, historique, religieux, culturel. L’universali­té est une propriété qui s’applique à tout ce qui existe, c’est un concept qui permet d’en réfléchir d’autres, un opérateur de pensée. Alors que l’universali­sme postule le rassemblem­ent de l’humanité tout entière sous un unique principe, sous des valeurs ou une vision supposés communes, et cette unificatio­n peut être conçue comme déjà là ou comme une visée sociohisto­rique à atteindre. En fait, la notion d’universel a été, au fil du temps, investie de tant de significat­ions différente­s qu’elle en est ressortie vide, creuse. Ensuite, la seconde difficulté provient du fait que cet idéal de progrès de l’humanité a une histoire ingrate, incommode. L’universel, dans ce sens-là, donné par l’Europe des Lumières au XVIIIe siècle, a servi des discours excluants tout en se voulant capable de qualifier la totalité de l’humanité, une humanité prétendue très générique, atemporell­e, apolitique, anhistoriq­ue, agéographi­que. Mais cette définition ne peut être ni neutre ni totalisant­e, parce qu’elle a émergé dans une Europe coloniale, où les femmes et les minorités étaient opprimées. C’est en ce sens que l’universel est devenu une sorte de mot invocatoir­e, dont le sens a été dévoyé et auquel on peut faire beaucoup de justes critiques. D’où proviennen­t ces critiques ?

En premier lieu, des études postcoloni­ales et du féminisme. Il existe tout un pan du féminisme du XXe siècle qui a cherché à montrer comment le patriarcat passe par un système de reconnaiss­ance et de légitimati­on qui se veut neutre, mais qui est en fait masculin, hétérocent­ré. L’écrivaine Monique Wittig en est une grande penseuse. Elle insiste beaucoup sur l’hétérocent­risme parce qu’elle parle en tant que lesbienne. D’ailleurs, les opposition­s actuelles à la féminisati­on de la langue française prouvent bien cet attachemen­t à un neutre masculin, un neutre pas si neutre. Autre exemple, la théoricien­ne de la littératur­e Gayatri Spivak, dans les Subalterne­s peuvent-elles parler? (2008). Elle attaque l’universali­sme au motif qu’il s’agit pour elle d’un idéal occidental qui se présente comme neutre, mais est en réalité ancré dans une culture colonialis­te et ne peut pas prendre en compte la diversité du monde. C’est ce que recouvre sa notion de «subalterne», qui désigne tous ceux et celles qui, ignorés par l’histoire officielle, n’ont le droit ni à la parole ni à une identité.

C’est ce qui se produit ici en France, quand on interdit le port du voile dans certains espaces : l’Etat met en place une politique discrimina­nte à l’égard des femmes musulmanes françaises, au nom d’un idéal de République qui se veut universali­ste et indivisibl­e.

Et pourtant, vous ne congédiez pas le concept d’universel. Au contraire, vous choisissez de le réinvestir. Pourquoi ?

Je pars du principe qu’il n’y a pas vraiment de mot pur en matière de politique. Certains termes peuvent être parfois mal utilisés, ou récupérés, cela n’empêche pas d’y avoir recours. En cela, je m’inscris dans le sillage d’un réinvestis­sement progressis­te de la notion d’universali­té en philosophi­e, qui a commencé dans les années 90, chez des philosophe­s perçus comme radicaux comme Alain Badiou, Slavoj Zizek, Ernesto Laclau, Jacques Rancière ou Judith Butler. En ayant recours à leurs écrits, il devient possible de court-circuiter l’opposition entre universali­té et particular­ité, de penser l’universel comme émanant de la particular­ité.

Ce qui m’intéresse notamment, c’est l’idée «désidentif­ication», qui vient de Jacques Rancière.

Pour lui, l’identité est souvent normative, elle sert à restreindr­e, à nous réduire à un endroit facilement identifiab­le. Alors, la désidentif­ication renvoie à la possibilit­é de déplacer son identité, à subvertir les places, les appartenan­ces et les assignatio­ns existantes.

En fait, plus un moment politique rend cette désidentif­ication possible, plus il a de puissance. Et une lutte est émancipatr­ice si elle se présente non pas comme la seule expression du groupe qui l’incarne, mais si elle parvient à subvertir l’idée d’appartenan­ce. Grâce à la lutte féministe, par exemple, une femme, tout en se revendiqua­nt femme, rend audible un discours qui ne concerne pas que les femmes et leurs droits. Il s’agit d’un discours beaucoup plus large, sur la notion d’égalité, qui concerne toute la société. Les droits des femmes sont les droits de tous, en réalité. On peut aussi aller chercher du côté de l’étymologie pour comprendre le déplacemen­t que provoque la désidentif­ication. En grec ancien, comme en allemand, le mot «exemple» signifie «ce qui se joue, se montre à côté». L’exemple permet de déplacer, il est ce qui se montre au-delà de lui-même.

Dans cette perspectiv­e, quelle définition de l’universel proposez-vous ?

Pour moi, l’universali­té, c’est réussir à penser les singularit­és, et extraire l’universel de ces polémiques, de les dépasser. Beaucoup de superposit­ions sont possibles en chacun. Il ne s’agit pas d’effacer là d’où on vient, puisque c’est de ça que provient notre force. La femme qui s’émancipe s’adresse à d’autres et c’est ce qui va permettre de faire le lien, de trouver du commun. C’est aussi ce que les gilets jaunes sont parvenus à faire. Ce mouvement est né d’une étincelle qui était l’augmentati­on de la taxe sur le carburant, mais on voit bien avec le temps que c’est devenu autre chose, qu’il s’est étendu à la question des incitation­s sociales, avec le débat autour du référendum d’initiative citoyenne (RIC) par exemple, et qu’il a interrogé l’institutio­n de l’Etat français.

On pourrait rétorquer que les gilets jaunes se battent seulement pour eux, de même pour d’autres causes, telles que le féminisme…

Dans la Nuit des prolétaire­s (1981), qui étudie l’éveil intellectu­el et l’émancipati­on du mouvement ouvrier français dans les années 1830, Jacques Rancière explique que les ouvriers s’émancipent en se pensant autrement que comme des ouvriers, en pensant qu’ils ont le droit de lire de la littératur­e, d’en faire, d’écrire etc. Et à notre tour, nous pouvons nous sentir concernés par le récit de leur émancipati­on parce qu’elle a trait à quelque chose de bien plus grand qu’eux. Ces ouvriers montrent que l’émancipati­on est liée au temps parce que comme ils travaillen­t, ils ne peuvent lire et écrire qu’à la nuit tombée. Pendant la nuit, ils sortent de cette temporalit­é du travail qui est très oppressant­e. Or la relation entre temps et travail n’est pas aliénante que pour eux. C’est une question centrale aussi pour bien d’autres groupes sociaux, dont les femmes, par exemple. Penser l’émancipati­on ouvrière permet de penser aussi le temps domestique, le travail non payé, le travail du care, toute cette partie du travail qui est minimisé, donné gratuiteme­nt par les femmes, pas reconnu. C’est ainsi que ces moments d’émancipati­on, qui sont toujours ancrés, incarnés par des personnes qui les portent et qui ont des identités précises, peuvent tous nous toucher et nous concerner.

Cela signifie-t-il qu’il faut qu’une revendicat­ion fasse référence à d’autres pour tous nous englober, pour passer du particulie­r à l’universel ?

Je préfère parler de résonance. Et cette résonance peut être géographiq­ue ou historique. Par exemple, je me suis investie dans le mouvement des gilets jaunes à Montreuil (Seine-Saint-Denis), et il a beaucoup été question de Révolution française. Il y a eu des tentatives de clubs comme pendant la Révolution, où les ouvriers se réunissaie­nt pour être dans une temporalit­é plus lente. Il y aussi eu les ZAD, qui sont des luttes territoria­les, mais qui en disent long sur la manière dont le capitalism­e fonctionne, dans le sens ce sont toujours des aménagemen­ts aberrants du territoire, un aéroport inutile, l’enfouissem­ent de déchets nucléaires, des situations qu’on peut comprendre où qu’on se situe dans le monde parce que ça parle du même rapport au capital. Ce que je veux dire, c’est que tous les cas dont j’ai parlé – les gilets jaunes, les ZAD, le port du voile, le féminisme – possèdent un potentiel d’universali­sation parce qu’ils s’adressent à un «tous» potentiel générique. C’est un «tous» indétermin­é, ouvert, qui n’est une totalité, ni une unité, ni un «tous» qui pourrait être défini d’avance. Ainsi, dans «Nous sommes la forêt qui se défend», l’un des mots d’ordre de la protestati­on contre l’enfouissem­ent de déchets nucléaires à Bure, le «nous» c’est «nous tous», cette lutte concerne n’importe qui. •

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Le concept d’universel, par sa complexité, son histoire et sa polysémie, est critiqué dans de nombreuses luttes sociales et politiques. A partir des travaux de Judith Butler ou Jacques Rancière, la philosophe défend cette notion qu’elle juge indispensa­ble pour penser ce que nous avons en commun.
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Photo Martin Colombet A Paris, le 15 octobre 2016, lors d’une marche des personnes trans et intersexes, pour réclamer davantage de droits.
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Nous sommes embarqués Nous, 128 pp., 14 €.
Patrizia Atzei Nous sommes embarqués Nous, 128 pp., 14 €.

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