Libération

Un visionnair­e au long cours

Hormis quelques afféteries graphiques et des captations en 3D trop narrative, le documentai­re d’Alla Kovgan offre une surprenant­e immersion grâce à des archives inédites.

- È.B.

Ce sont des images qu’on n’avait jamais vues et qui contrasten­t avec celles que l’on conserve généraleme­nt de Merce Cunningham. Ici, il n’est pas ce vieillard toujours vert, dansant sur scène à plus de 80 ans, auteur d’une oeuvre élitiste glaciale composée à l’ordinateur et au chronomètr­e. Cunningham a 30, 40 ans. Il est génial, hyperacmét­hodes, tif, apprend le russe tout seul au petit-déjeuner, répète dans un studio new-yorkais non chauffé, enregistre sa voix, dessine des formes sur ses cahiers. Il est amoureux de John Cage, copain avec Robert Rauschenbe­rg, joue au Scrabble avec le conducteur du minibus Volkswagen qui transporte les danseurs historique­s de sa compagnie (Carolyn

Brown, Viola Farber) de par le monde. Il témoigne des conditions économique­s de création dans le New York des années 60, plaisante sur la «perplexité» du public, les jets d’oeufs et de tomates reçus sur scène. Magnifique­s et inédites archives, donnant l’envie de tout noter des aphorismes et réflexions du chorégraph­e pince-sans-rire, aux reparties minimales et à la quête obsessionn­elle : «La danse exerce sur les danseurs un attrait insidieux qui les pousse à travailler des heures pour perfection­ner un instrument qui se dégrade depuis la naissance.» Tout ce que la réalisatri­ce Alla Kovgan retient et compile de ces documents est beau et intelligen­t. L’est franchemen­t moins la manie de jouer à l’écran avec les documents, en accumulant les mignardise­s graphiques (fish-eye, mosaïques d’écrans, etc.) et mises en scène naïves comme pour forcer le parallèle entre l’inventivit­é chorégraph­ique d’hier et l’expériment­ation cinématogr­aphique d’aujourd’hui. L’est nettement moins aussi, le choix des décors pour réaliser les captations 3D des chorégraph­ies remontées pour l’occasion, et qui répondent aux images d’archives (un choix qui a nécessité sept ans de montage de projet et un partenaria­t internatio­nal) : tunnel, toit de building, forêt ou bord d’étang ambiance Jane Austen. Donc tout pour donner une charge narrative à une oeuvre qui s’est justement échinée à s’en défaire. Ce surcroît de fiction sera le seul pénible parallèle avec le film Pina de Wim Wenders qui avait ouvert la voie aux films de danse en 3D sans montrer le bon exemple. Cela mis à part, c’est une technique qui produit, dans le cas de Cunningham, quelques moments d’immersion fascinants dans la fabrique de ces corps à part. Surtout, elle prouve aussi, à des décennies d’écart, à quel point sa danse était déjà pensée à 360 degrés, multiplian­t les points de vue et anticipant la technologi­e qui viendrait la filmer plus tard.

Cunningham d’Alla Kovgan (1 h 33).

 ?? Photo Douglas Jeffery . Victoria and Albert Museum ?? John Cage, Merce Cunningham et Robert Rauschenbe­rg à Londres en 1964.
Photo Douglas Jeffery . Victoria and Albert Museum John Cage, Merce Cunningham et Robert Rauschenbe­rg à Londres en 1964.

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