Libération

Joris-Karl Huysmans, De Degas à Grünewald

- Philippe Lançon Ecrits sur l’art, 1867-1905,

Huysmans n’est pas seulement le romancier post-baudelairi­en, enguirland­é de substantif­s et d’adjectifs rares qu’il transporte et qu’il épuise, comme un vaisseau fantôme à la coque couverte de limon ou une vieille cocotte trop parfumée ; celui qu’une excellente édition de la Pléiade permet aujourd’hui de découvrir ou de redécouvri­r (lire Libération des 26-27 octobre). C’est aussi un critique d’art tantôt enthousias­te, tantôt sarcastiqu­e, dont les articles (1), en accompagna­nt presque un demi-siècle de création picturale, reflètent, nuancent ou complètent les goûts et les dégoûts de son personnage le plus célèbre : Des Esseintes, le héros d’A rebours. Le musée d’Orsay correspond à sa période d’activité. Il était donc le cadre naturel pour accueillir une exposition consacrée au versant critique de son oeuvre, et il fournit, de fait, l’essentiel de ce qu’on voit ; mais, comme ce versant critique ne cesse de communique­r avec l’autre, celui des fictions, l’artiste italien chargé de la scénograph­ie, Francesco Vezzoli, les a mélangés, sans oublier de mettre, après Degas, Caillebott­e, Manet, Gustave Moreau, Pissarro, Monet et Redon, sa modeste création.

Péridot.

Le symbole de ce mélange est une tortue. Elle trône dans une vitrine au centre de la deuxième partie, près des inquiétant­es estampes d’Odilon Redon et des portraits d’amis et inspirateu­rs de Huysmans. La salle est d’un rouge étouffant et sombre, murs et moquette. On dirait un lupanar de chez Maupassant, mais aussi la maison que Des Esseintes acquiert à Fontenay-aux-Roses : «Ce qu’il voulait, écrit Huysmans, c’étaient des couleurs dont l’expression s’affirmât aux lumières factices des lampes: peu lui importait même qu’elles fussent, aux lueurs du rouge, insipides ou rêches, car il ne vivait guère que la nuit, pensant qu’on était mieux chez soi, plus seul, et que l’esprit ne s’excitait et ne crépitait réellement qu’au contact voisin de l’ombre.» Des Esseintes préfère l’orange, une couleur faite pour «les yeux des gens affaiblis et nerveux dont l’appétit sensuel quête des mets relevés par les fumages et les saumures, les yeux des gens surexcités et étiques», qui «chérissent, presque tous, cette couleur irritante et maladive, aux splendeurs fictives, aux fièvres acides».

Et donc, au milieu de l’écrin, cette sculpture baptisée Tortue de soirée. Elle est faite en laiton, bronze, or rose, améthyste, pièces d’argent grecques, topaze, citrine, péridot, rubellite. Elle fait écho à celle que Des Esseintes achète par fantaisie : «Regardant, un jour, un tapis d’Orient, à reflets, et, suivant les lueurs argentées qui couraient sur la trame de la laine, jaune Aladin et violet prune, il s’était dit: il serait bon de placer sur ce tapis quelque chose qui remuât et dont le ton foncé aiguisât la vivacité de ces teintes.» Il tombe sur la tortue chez un traiteur de luxe du Palais-Royal, l’achète, la dépose sur son grand tapis et la regarde en clignant de l’oeil. En se rongeant les ongles, il voit vite que ça cloche au niveau des lumières et des tons. Il décide alors de monter, «dans l’écaille même de la bête», des fleurs de style japonais exécutées en pierreries, après avoir fait peindre la carapace en or. Suit l’inventaire des matières utilisées et des effets obtenus: la tortue de Des Esseintes est une tortue de mots. Elle n’est

Portrait de Huysmans par Jean-Louis Forain, 1878.

faite que pour être lue ; et, naturellem­ent, ainsi chargée, reptile symbolique de la prose et de la métaphysiq­ue de Huysmans, elle meurt ; dans l’exposition également, mais pour une autre raison : Francesco Vezzoli en a fait un simple objet kitsch. Le kitsch s’accentue dans la dernière partie, où il a reproduit en trois exemplaire­s et sur fond noir le retable d’Issenheim de Matthias Grünewald. Huysmans, converti, révérait cette oeuvre. Celle de Vezzoli s’appelle : Jésus Christ superstar. L’opéra-rock du même nom a été créé en 1971. C’est l’année de naissance de l’artiste italien.

Férocité.

La première partie de l’exposition, plus neutre, donne à voir ce que Huysmans a commencé par détester – les pompiers – et par aimer : les grands peintres plus ou moins liés au mouvement impression­niste. Trois portraits de lui, dont celui, austère et frontal, de Forain, ouvrent le ban. Sur les murs, des extraits d’articles soulignent la férocité du critique. A propos de la Mort de l’empereur Commode, une noble croûte de Fernand Pelez : «J’avais tout d’abord mal compris le sujet. Je pensais que le monsieur en caleçon de bain vert penché sur l’autre monsieur en caleçon de bain blanc était un masseur, et que la femme soulevant le rideau disait simplement : “Le bain est prêt.”» Huysmans voulait alors que la vie moderne entre dans la toile. Ensuite, il a tourné au confiné mystique, comme Des Esseintes: «Après s’être désintéres­sé de l’existence contempora­ine, il avait résolu de ne pas introduire dans sa cellule des larves de répugnance­s ou de regrets.» Ici, Huysmans a retiré une phrase qui précisait ce à quoi il pensait : «Aussi avait-il renoncé aux danseuses de Degas.» Et il ajoute : «Aussi avait-il voulu une peinture exquise, subtile, baignant dans un rêve ancien, dans une corruption antique, loin de nos moeurs, loin de nos jours.» Ce sera la peinture de Gustave Moreau. (1) éditions Bartillat.

Musée d’Orsay, 75007. Jusqu’au 1er mars.

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RMN.H. Lewandowsk­i

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