L’art moderne, pilier de comptoir des avant-gardes
A Londres, le Barbican Center évoque l’ambiance et l’effervescence des clubs, cabarets et cafés qui ont fleuri un peu partout dans le monde au cours du XXe siècle.
Dans l’expo «Into the Night», qui met en scène ce qui reste d’une quinzaine de clubs et de cabarets créés, décorés, animés, fréquentés et gérés par des artistes modernes au cours du XXe siècle, il manque certes la fièvre des soirées qui s’y sont déroulées. Le brouhaha, les rires, la sueur, les mouvements de foule au bar, les types ivres virés et les additions non réglées (tout ce qui fait que la fête, ce soir-là, était réussie ou gâchée), sont impossibles à ressusciter, même en reconstituant à l’échelle certains recoins de ces rades radicaux. Ce que s’applique à faire le Barbican Center pour quelquesuns d’entre eux, à commencer par le Cabaret Fledermaus et son bar mosaïqué, conçu par Jens Hoffmann et ses complices de la Wiener Werkstätte, groupe avant-gardiste du début du siècle, auquel Kokoschka contribua en orchestrant des spectacles de marionnettes exubérantes et difformes. Plus loin, ce sont les panneaux muraux à la géométrie de traviole qui habillaient les murs de l’Aubette, bar, dancing, salle de billard et de cinéma, aménagé par Theo van Doesburg et les Arp (Jean et Sophie Taeuber), sans que le lieu ne fasse jamais vraiment salle comble.
Tablées.
Les meilleurs moments de l’expo sont à grappiller à l’étage du Barbican dans des oeuvres parfois modestes (affichettes de spectacles, dessins d’enseignes ou de néons pour la façade des clubs, études pour les fresques ambianceuses) qui disent le travail de fourmi effectué par les commissaires avec un casting audacieux. Dans la création collective de ces clubs s’illustrent en effet des artistes perdus de vue depuis, à l’image d’Elfriede Lohse-Wächtler dont les crayonnés pressés et poisseux semblent saisir sur le vif l’effervescence d’un club berlinois de l’entre-deux-guerres, ou bien le Mexicain Ramón Alva de la Canal, dépeignant d’un pinceau goulu les tablées bondées de jeunes gens devisant jusqu’à pas d’heure au Café de Nadie, dans le Mexico des années 30, qui avec le Harlem de la même époque, un club nigérian, ou un autre à Téhéran, entraîne l’expo hors de son berceau européen. Mondial et local, ce genre de repaires d’artistes correspond pour beaucoup à des périodes d’ébullition sociale et politique.
Spontanéité.
Foyers de résistance pacifique, refuges souterrains où s’émancipent les moeurs et où fleurissent des discours contestataires de l’ordre dominant (le charabia explosif de Dada a d’abord retenti dans la cave du Cabaret Voltaire) : «Into the Night», à travers quelques vidéos, notamment celle d’un bar à spectacles du Nigeria des années 60, rappelle aussi que l’art peut avoir lieu sans distinction de pratiques (le son, la danse, la peinture n’ont aucune chance de se la jouer solo) et enfin qu’il peut n’y avoir aucun délai entre la fabrication de l’oeuvre et sa diffusion. Soir après soir, il fallait du nouveau, y compris dans la déco de ces espaces tout sauf figés dans le marbre. Le prix à payer de cette spontanéité débridée étant de puiser vite, trop vite, dans les réserves (financières et créatives). Bien peu de ces lieux ont duré plus d’une petite dizaine d’années, emportant dans leurs nuits l’essentiel des oeuvres qui y sont nées, leur urgence et leur frivolité.
Into the Night, Cabarets and Clubs in Modern Art Barbican Center, Londres. Jusqu’au 19 janvier.