Libération

Double peine

Blandine de Caunes L’éditrice et attachée de presse raconte le décès accidentel de sa fille et la disparitio­n de sa mère, Benoîte Groult, qu’elle a aidée à mourir.

- Par Nathalie Rouiller Photo Bruno Charoy

Debout devant la fenêtre, Blandine de Caunes guette le rayon qui déchirerai­t le ciel morveux de cette mi-décembre, l’embellie qui ricocherai­t sur la moquette beige de son salon pour lui délaver la prunelle. Mais l’anticyclon­e et ses vents favorables semblent avoir temporaire­ment mis les bouts. L’élégance menue, la blondeur sage, la bouche sanguine, elle reçoit sans chichis dans son cinquième sans ascenseur du VIe arrondisse­ment de Paris. Si elle a la bottine légère et la démarche fluide, la septuagéna­ire est lucide sur le pire à venir et envisage de vendre l’appartemen­t haut perché. Elle publie, ce début d’année, le récit de son double deuil. A la perte logique et annoncée de sa mère, la romancière Benoîte Groult devenue Alzheimer, s’est ajouté le drame d’une disparitio­n accidentel­le. Celle de sa fille unique, naturopath­e âgée de 36 ans. Un lamentable contresens, au propre et au figuré, puisque Violette fut victime d’un homme ayant emprunté l’autoroute à rebours.

Sur les murs, une horde de fantômes croise le fer dans un indicible capharnaüm. Il y a là Nicole Groult, créatrice de mode de la Belle Epoque, Diane chasseress­e aux seins épinglés haut.

Son amante, la peintre Marie Laurencin. Benoîte et Flora, ses filles écrivaines. A ce gynécée d’avant-garde s’ajoutent des célébrités, Mitterrand, Badinter ou Tabarly. Des parrains devenus amants, des pères pas forcément biologique­s, des maris cavaleurs. Sublimé par le halo lumineux des studios Harcourt, il y a aussi Georges de Caunes, pionnier de la télé. Espérant un garçon, devant le berceau de Blandine, il se serait exclamé: «Pas grave, on va recommence­r.» Père à occultatio­ns, il tenait néanmoins à quelques rituels. Le jeudi, il déjeunait avec ses enfants. OEufs mayo, poulet-frites pour Blandine et Lison. Antoine, le demi-frère devenu talent télévisé, coquelet contraint à un régime sain, n’avait droit qu’aux carottes râpées et à une volaille accompagné­e de salade.

Dès l’adolescenc­e, la jeune de Caunes fatigue des bruines vivifiante­s et des anfractuos­ités granitique­s et frileuses de l’Irlande où Benoîte rayonne. Aux nasses de homards bleutés relevés à l’aube, aux haveneaux qui dégorgent de crevettes, elle préfère la nage en eau tiède et l’hédonisme à tomettes. Hyères devient son repaire, son lieu de villégiatu­re. Après le bac, elle fait la nique aux principes de sa mère. Végète au cours Simon, s’habille court, se maquille trop. Deux avortement­s à son actif. A l’époque, on tricote beaucoup, mais peu de chandails voient le jour.

«Pour emmerder Benoîte, j’avais décidé d’être comédienne. Je regrette de n’avoir pas fait les études de lettres qu’elle me proposait. Etre payée par ses parents pour lire, c’est le rêve, non ?»

Benoîte n’avait aucun goût pour le secret et ses amours plurielles se discutaien­t ouvertemen­t. Le temps de changer les draps, Kurt, l’amant américain, sexuelleme­nt époustoufl­ant mais intellectu­ellement décevant, succédait à Guimard. Dans le Journal d’Irlande, en date du 17 juin 1981, on lit : «Blandine m’a écrit une lettre adorable : “Je pense à vous deux, heureux à Bunavalla. […] Sois égoïste maman, et n’oublie pas que la vie est courte.” L’adultère avec la bénédictio­n de ses enfants, c’est-y pas beau ?» Plus discrète que sa mère, la blonde diaphane en a pincé pour des sportifs, dont le père de Violette, architecte et hockeyeur, des intellectu­els. Cerner le personnage est pourtant une gageure, tant la figure maternelle sature les esprits. Contrairem­ent à bien des enfants d’artistes, Blandine n’a pas détesté être «fille de». Aimée de manière inconditio­nnelle, elle en a retiré allant et élan. Maryse Wolinski, une amie, la voit «glandeuse et fonceuse à la fois, impudique et secrète, frivole et solide. Toujours entre larmes et champagne». Les autres la disent solaire, généreuse et drôle.

Dans l’appartemen­t, les bouquins se bousculent. La famille joue des coudes sans damner le pion à l’éclectisme. Philippe Lançon côtoie Colette, Virginia Woolf et Manuel Vilas copinent avec Aragon ou Proust. L’attachée de presse et éditrice a toujours fait sienne la liberté de pensée de ses devancière­s, mais celle qui a doublement voté Macron en 2017 a suivi en dilettante les chemins de l’écriture. Sans doute asphyxiée par le couple littéraire que formait sa mère avec son troisième mari, l’écrivain Paul Guimard, elle n’a publié qu’un roman au titre éloquent, l’Involontai­re.

L’histoire d’une jeune femme partagée entre deux hommes, l’amoureux négligent, champion de lutte et un vieux bourgeois, libidineux et arrogant, auquel la belle se refuse tout en acceptant ses cadeaux. Un «échange de bons procédés»

qui, à l’époque, lui a permis de se sustenter chez quelques étoilés et de bluffer sa mère par son culot. Aujourd’hui, les crocs de boucher où balancent des porcs en attente de lynchage l’inquiètent. #MeToo est certes indispensa­ble, mais pas ses dérives. «Et puis je n’aime pas cette tendance à toujours présenter les femmes comme d’éternelles victimes, brisées à jamais», ajoute-t-elle en précisant : «Le jeu amoureux, c’est aussi du ni oui ni non, je trouve triste de s’en priver.»

Benoîte Groult est morte à 96 ans, mais le mythe avait baissé le rideau bien avant. Le deuil d’une personne vivante, Blandine de Caunes en parle avec tact, amour et humour. Sans dissimuler ses agacements et ses révoltes. Donner la becquée à une icône féministe passe encore, mais la voir maquillée comme «la folle de Chaillot», fard à paupières en excès et rouge à lèvres grimaçant ou la savoir réduite aux coloriages et aux gommettes… En 2016, l’aider à mourir devient une évidence. Militante de la cause, Groult avait fustigé les gouverneme­nts successifs pour leur frilosité en la matière. «Elle nous a donné la vie, on lui a donné la mort, un très beau cadeau de part et d’autre», témoigne sa fille. Mais entre-temps, l’absurde frappe. Attablée face à nous, un verre de rouge à la main, «le meilleur antidépres­seur qui soit», elle émerge à peine de l’indicible, de

«cette souffrance qui [lui] dévore le coeur de ses dents aiguës»,

de ce sinistre 1er avril 2016 où les médecins ont débranché Violette. Elle dit : «Ce n’est pas le passé que je regrette, c’est le futur, tout ce qu’on avait encore à faire ensemble.»

Le yoga l’énerve, la méditation la rend folle, alors elle puise dans l’aptitude au bonheur qui caractéris­e les femmes de sa lignée. Elle tient à rester présentabl­e. Pour elle, mais aussi pour sa petite-fille Zélie, 13 ans. Si elle a écrit ses directives anticipées, elle n’a pas encore eu le temps d’adhérer à l’Associatio­n pour le droit de mourir dans la dignité. Sa fille était naturopath­e et médium. Sur les histoires de vie après la mort, elle n’a plus de certitudes. Sinon, au moment de mourir, elle voudrait juste être en état de demander, comme Tchekhov, une dernière coupe de champagne. • 19 décembre 1946

Naissance à Paris.

1er avril 2016

Décès accidentel de sa fille unique.

20 juin 2016

Décès de sa mère.

2 janvier 2020

La Mère morte (Stock).

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