En Irak, la «logique domino» de la corruption
Achats de ministères, travaux inachevés, emplois fictifs : le pays est gangrené par le phénomène, de son sommet à sa base. Depuis 2003, plus de 400 milliards d’euros se sont évaporés des caisses de l’Etat.
Une grande nouvelle pour Sana (1) est arrivée un jour de septembre. Sa candidature a été tirée au sort parmi des milliers d’autres à la Direction de l’Education du gouvernorat de Bagdad qui recrute une trentaine d’employés administratifs. Certes, le salaire de 250 000 dinars irakiens (200 euros) était modeste. Mais pour la célibataire de 24 ans qui vit avec sa mère et ses trois jeunes frères et soeurs, il représentait un bon complément aux pensions de veuvage et d’orphelins de soldat mort au combat dont vivait la famille. A la fin de son premier mois de travail, son chef de service lui remet sa paye en espèces, (comme d’habitude en Irak): 125000 dinars! Quand elle s’étonne de recevoir la moitié du salaire prévu, son responsable lui répond: «C’est déjà une chance d’avoir obtenu un poste dont des milliers de Bagdadis rêvent aujourd’hui.»
Il avait prélevé de la même façon les collègues de Sana embauchées en même temps qu’elle, empochant la moitié des trente petits salaires. L’escroquerie n’a rien d’exceptionnel. Il ne s’agit que d’un procédé parmi d’autres adopté par un petit responsable en bout de chaîne de la hiérarchie de la corruption dans la fonction publique irakienne.
Enveloppes de billets
Ruisselant du sommet de l’Etat aux plus petits employés, un marché des emplois publics aussi inventif que pervers infeste les administrations et institutions d’Irak. «Tous les postes s’achètent et se vendent», répètent comme une évidence les Irakiens. Et cela commence au plus haut niveau. Les portefeuilles ministériels se négocient entre 10 et 25 millions de dollars (9 à 23 millions d’euros), selon l’importance du ministère, non pas politique mais en rapport avec les ressources qu’il peut générer. Ainsi le ministère de la Défense, l’un des plus cotés, a coûté 25 millions au candidat qui l’a remporté dans le gouvernement de Haïder al-Abadi (20142018), aux affaires pendant la guerre contre l’Etat islamique en Irak. Celui du Commerce a atteint les 10 millions.
Ces montants payés clandestinement sont souvent révélés par les confidences des candidats malheureux ayant perdu la surenchère, par d’anciens ministres ou encore par des rivaux politiques. Ils sont versés aux partis auxquels reviennent les postes en fonction de la répartition communautaire ou régionale en vigueur dans le système politique irakien. Aussi élevé soit-il, l’investissement est vite rentabilisé. Une fois en place, le ministre peut vendre les postes de chef et de membres de son cabinet, de directeurs de département et autres hauts fonctionnaires qui eux aussi appuient leurs candidatures par des enveloppes de billets. Chacun dans la hiérarchie bureaucratique récupère et fait fructifier son apport soit en embauchant d’autres fonctionnaires prêts à acheter leur poste, soit en prélevant une partie du salaire prévu, comme dans le cas de la jeune Sana.
Dans le précédent gouvernement, le ministre de l’Energie électrique a acheté son portefeuille 10 millions de dollars à la coalition politique auquel revient ce ministère dans la répartition. Cet investissement lui a permis ensuite de vendre les différents postes dans le ministère et surtout de bénéficier des contrats signés pour le ministère. Le dispositif a d’ailleurs été dénoncé par le ministre de la Défense et par son collègue de l’Education. Celui-ci a vendu 100 postes de hauts fonctionnaires pour une moyenne de 9 000 dollars.
«Dès lors que les fonctionnaires achètent leur poste, ils cherchent à rentabiliser leur investissement», explique Mohamad Alrubaye, président de l’Organisation des deux fleuves pour la transparence et l’intégrité, une ONG irakienne reconnue et membre de plusieurs instances internationales et régionales spécialisées dans la lutte contre la corruption.
A ces «ventes de poste», il faut ajouter des dizaines de milliers d’emplois fictifs dans la fonction publique, dont les montants budgétisés sont empochés par les responsables hiérarchiques. «On a compté jusqu’à 50 000 soldats fantômes sous le gouvernement Abadi», affirme Homam al-Shammah, professeur d’économie à l’université de Bagdad, dans une étude publiée en janvier 2019. «Tout ou partie de leur solde était versé à leurs officiers supérieurs. Les salariés supposés incluaient des soldats en congé et même des morts au combat dont les noms n’avaient pas été rayés des listes de bénéficiaires», précise l’universitaire. Il ajoute qu’il en est de même pour 250 000 membres des divers et nombreux services de sécurité figurant sur des listes de salaires déboursés mais n’ayant pas d’existence réelle.
Squelettes de bâtiments
Le total des salaires fictifs a atteint 2,5 milliards de dollars par an, avait révélé officiellement Iyad Allaoui, vice-président de la République entre 2016 et 2018 et ancien Premier ministre de 2004 à 2005. Des dizaines de milliers d’emplois fictifs similaires existent dans les administrations. Ils concernent des fonctionnaires qui perçoivent intégralement ou partiellement des salaires sans jamais occuper leur poste en ayant toutes sortes d’autres activités ou ressources par ailleurs. Des chauffeurs de taxi aux entrepreneurs en passant par des petits ou grands commerçants ou des femmes au foyer, nombreux sont ceux qui émargent au budget de l’Etat irakien. «Dès lors qu’on peut percevoir un salaire en restant à la maison, le rêve est atteint. Et comme tout le monde est impliqué dans la corruption, on se protège mutuellement. Le petit bénéficiaire protège le gros. On trouve des petits fonctionnaires qui possèdent des investissements à l’étranger», reprend Mohamad Alrubaye. Résultat : depuis le renversement du régime de Saddam Hussein en 2003, le nombre de fonctionnaires a été multiplié par trois et leur paye par neuf. Le montant de ces salaires atteint désormais 36 milliards de dollars – un tiers du budget de l’Irak en 2019. Avec 3,5 millions de fonctionnaires pour 40 millions d’habitants, rares sont les familles dont un membre au moins n’est pas employé par l’Etat. Il faut ajouter à cela les retraités et les pensionnaires de guerre ou victimes du régime de Saddam Hussein qui reçoivent des indemnités mensuelles en réparation. Le to
tal de la masse salariale et des allocations diverses représente 62 % des dépenses courantes et 46% du budget irakien.
Mais le marché des salaires est loin d’être le seul responsable de la corruption en Irak qui, selon les chiffres officiels, a atteint la somme astronomique de 410 milliards d’euros, volatilisée des caisses de l’Etat depuis 2003. Soit plus de la moitié des revenus pétroliers du deuxième exportateur de brut de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole, qui s’élèvent à 750 milliards d’euros pendant cette période. L’équivalent également de plus de trois ans du budget de l’Etat. Aux emplois fictifs s’ajoutent des projets réalisés ou pas et confiés à des entrepreneurs corrompus qui empochent les budgets sans réaliser, ou alors pas complètement, les chantiers. Dans de nombreuses villes irakiennes, on ne compte plus les travaux inachevés ou à peine entamés. Certaines fondations ou squelettes de bâtiments sont là depuis des années.
Un membre de la Commission des services au Parlement a révélé récemment qu’un projet de construction de 500 écoles pour le ministère de l’Education n’a jamais été effectué. Il ne s’est concrétisé que par la destruction de 500 écoles existantes et vétustes. Les contrats sont souvent consentis à des sociétés ou à des entrepreneurs liés aux chefs des grands partis représentés au Parlement et au gouvernement.
«Pyramide»
«La répartition communautaire est à la base de la corruption en Irak. Elle s’est développée peu à peu et s’est généralisée à toutes les institutions et organisations publiques, se transformant en Etat profond», observe Mohamad Alrubaye. Le responsable de l’ONG ne désespère pas pour autant. «On a l’exemple de nombreux pays avant nous qui ont travaillé sur le principe “d’où détiens-tu cela ?”»
Il veut croire à la coopération internationale dans la lutte contre la corruption en Irak qui est devenu depuis 2007 membre de la convention anti-corruption de l’ONU. «Si l’on obtient un jugement dans une affaire de corruption, la décision est diffusée dans 168 pays et le bénéficiaire de la corruption est bloqué avec tous ses fonds. Cela a permis, par exemple, l’arrestation à Londres de l’ancien ministre du Commerce qui avait détourné 180 millions de dollars. L’ancien chef de la douane, lui, avait détourné 600 millions et il vient d’être arrêté à Dubaï», se félicite Alrubaye. «Pour défaire tout le système, il suffit de s’attaquer au sommet de la pyramide. Si le président de la République tape sur la table et demande la fin de la corruption, c’est fini !» veut croire le militant.
De son côté, l’économiste Homam al-Shammah insiste dans son étude sur la «logique domino» de la chaîne de corruption dont «chaque pièce ne peut se soustraire à l’ensemble du jeu, au risque de tomber et de faire chuter toute l’architecture». Dénoncée par tous, y compris par les partis politiques qui la pratiquent et prétendent mener campagne contre elle, la corruption est un phénomène généralisé. «Tout le système politique s’écroulerait si un processus d’éradication commençait»,
écrit l’universitaire. Mais c’est là justement ce que demandent les manifestants irakiens mobilisés depuis des semaines dans la rue pour chasser «le gouvernement des
voleurs». • (1) Le prénom a été modifié.