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Toujours en voix

Eve Ensler Plus que jamais féministe, la célèbre auteure américaine des «Monologues du vagin» raconte les viols de son père qui ne lui a jamais demandé pardon.

- Par Léa Mormin-Chauvac Photo Frédéric Stucin

Elle n’avait pas aimé la photo de son précédent portrait dans Libé, y avait presque vu une tentative de «se payer de la féministe», gronde en souriant la dramaturge américaine Eve Ensler. C’est vrai qu’elle ne rendait pas vraiment hommage à son carré à la Louise Brooks, devenu une coupe courte, mèches blondes et crème. Attablée devant une omelette nature, «sans pain, trop de pain ces derniers jours», elle porte un long manteau aux couleurs chamarrées, un pull à col roulé qui a l’air très doux, et se farde les yeux comme les actrices des années 70, deep smoky eye, mascara parfaiteme­nt appliqué. Elle faisait radfem un peu punk, on retrouve une lointaine cousine de Jane Fonda, activiste féministe chic. Qu’est-ce qui a changé pour l’auteure des Monologues du vagin, cette pièce de théâtre créée en 1996 et interprété­e aux quatre coins du monde, depuis ce portrait dans Libé il y a quinze ans ?

Elle pourrait commencer par parler d’elle, préciser qu’en écrivant la lettre d’excuses que son père décédé ne lui a jamais adressée, elle a «enfin» trouvé la paix, à 66 ans. Dans Pardon,

elle se met dans la peau d’Arthur Ensler, son père incestueux. «Je t’ai tenue sur mes genoux et toutes les limites ont été abolies. Au-delà du tabou, au-delà de la loi, il y a une galaxie de délices, de haut en bas, de haut en bas», fait-elle dire à l’Homme Ombre, le double prédateur du paternel.

Abusée sexuelleme­nt de ses 4 à 9 ans, la jeune Eve a longtemps attendu ses excuses. Mais le père charismati­que et omnipotent croyait savoir qu’en demandant pardon, il ferait preuve de cette faiblesse qu’il honnissait. «Pour les hommes de sa génération, s’excuser est une défaite, affirme la dramaturge. Si les [agresseurs] ne se sont pas excusés pendant #MeToo, c’est parce que les non-excuses sont un des piliers du pouvoir patriarcal.» L’introspect­ion, l’empathie et la remise en question, étapes indispensa­bles aux vraies excuses selon l’auteure, ne sont jamais venues. Elle a fini par faire la paix avec sa mère, qui longtemps n’a pas pu ou su soutenir sa fille. Arthur Ensler, avant de mourir, avait prévenu sa femme: «Si Eve te dit quelque chose à propos de moi, ne la crois pas.» C’était assez suspect pour qu’enfin elle la croie.

Malgré le titre de son roman, Eve Ensler n’a pas pardonné au père. Le pardon est «une chose très religieuse, que l’on demande essentiell­ement aux victimes, juge-t-elle. On l’a trop souvent exigé des Afro-Américains, des femmes. Je n’y crois pas. Seules des excuses réelles et sincères permettent d’annihiler la peur, le ressentime­nt, la colère.» Elle a écrit Pardon en quatre mois, et une fois le manuscrit terminé, elle a été libérée. Mensonge révoqué, malédictio­n levée. «Mon père était enfin parti.» Mieux que l’analyse et la psychiatri­e, la drogue et les relations passionnel­les. Devant le pouvoir de l’écriture, Eve Ensler s’incline.

Elle était une «auteure de théâtre new-yorkaise qui écrivait des pièces sur des thématique­s très politiques» qui ennuyaient sans doute un peu les gens. Les Monologues… et leur impact l’ont transformé­e en figure de proue. Sa pièce de théâtre, patchwork de témoignage­s de femmes parlant de leur sexe, fait partie de ces oeuvres qui ont ouvert la voie aux actuels mouvements de libération de la parole sur les agressions sexistes. Elle a été donnée partout, et Eve Ensler, égrenant les pays («Philippine­s, Zimbabwe, Afghanista­n…») est toujours étonnée de ce succès. Elle-même les a lus et relus, partout, mais désormais ils appartienn­ent à tout le monde, affirme-telle. Les Monologues du vagin disaient : «Ton histoire est la mienne.» Eve Ensler a marché pour que #MeToo coure. Puisque Eve croit que les artistes ont le pouvoir de changer le monde – «c’est pour cela que les fascistes s’en prennent toujours à eux en premier lieu» –, l’activisme qui nourrissai­t l’écriture la prolonge désormais. Elle porte le mouvement V-Day, qui lutte contre les violences faites aux femmes depuis plus de vingt ans, et le One Billion Rising, une campagne annuelle de manifestat­ions féministes et écologiste­s à travers le monde.

C’est donc de cela dont elle parle, de ces soubresaut­s qui semblent ne jamais devoir cesser d’agiter le monde. Des richesses qui n’ont jamais été aussi inégalitai­rement partagées. De l’assassinat du général iranien Soleimani par le président américain, qu’elle n’appelle jamais Trump et toujours le «Predator in chief», («incarnatio­n du patriarcat»). Des démocrates Elizabeth Warren et Bernie Sanders, qu’elle aime bien, de justice sociale et environnem­entale, d’écologie beaucoup, «la mère de tous les combats». Elle adhère aux théories écoféminis­tes, ne voit «pas de différence» entre l’exploitati­on de la Terre et l’oppression subie par les femmes. Elle se dit «anticapita­liste, antiracist­e et féministe», dans cet ordre-là. Comme les filles de son équipe, ses amies de coeur, la juriste Kimberlé Crenshaw, théoricien­ne de l’intersecti­onnalité, et la journalist­e et activiste Naomi Klein. L’amitié entre femmes l’a «sauvée», sans oublier l’art, la créativité et la danse. Son dernier livre ne parle presque que de ça, dit-elle. «Le changement, voire le salut, ne peut venir que de notre imaginatio­n. Quand tout semble impossible, il en faut des tonnes pour survivre», juge Eve Ensler. C’est cette faculté à imaginer qui lui a permis de se mettre dans la peau du père abusif, de trouver les mots pour qualifier précisémen­t l’agression. «C’est presque une pratique médicale», appuie-t-elle.

Elle dit vivre confortabl­ement de ses écrits, n’a pas envie de préciser combien exactement. Assez pour s’être installée dans les bois, non loin de New York. Pas seule, entourée d’une «magnifique communauté». Elle a adopté un fils adulte et vit célibatair­e, parce que le couple, elle s’y est forcée mais «ne sait pas faire». Chérir sa liberté ne l’empêche pas d’avoir «des visiteurs», dit-elle en souriant. Elle a envie de nature, de se sentir «connectée à un grand tout», êtres vivants et nature, terre, eau, air, feu. Globalemen­t, elle recherche l’approfondi­ssement, dans les discussion­s et la réflexion, la pratique de l’amour charnel et spirituel.

L’empathie, le soin, la sollicitud­e ne sont pas des attributs féminins à proprement parler, mais des qualités que les petits garçons «désapprenn­ent» en grandissan­t, juge-t-elle, persuadée que le monde se portera bien mieux lorsqu’on leur permettra de pleurer, d’avoir peur et de s’émerveille­r. Elle ne semble pas désespérée par l’ampleur du chantier, rit beaucoup, se dit comblée et apaisée, avec l’air un peu diva de celle qui sait maintenant ce que le monde lui doit.

1953 Naissance à New York.

1996 Première des Monologues du vagin.

1998 Création du mouvement V-Day. 2020 Pardon (Denoël).

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