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«Nous avons besoin de solidarité sociale pour survivre»

Les mesures de confinemen­t risquent d’exclure encore davantage les plus précaires, explique le sociologue américain Eric Klinenberg.

- Recueilli par N.C.

Depuis une dizaine d’années, Eric Klinenberg étudie la solitude dans nos sociétés contempora­ines. Directeur de l’Institute for Public Knowledge, à New York University (NYU IPK), le sociologue américain craint que le coronaviru­s expose de très nombreuses personnes à un isolement, et ce d’autant plus qu’elles sont socialemen­t défavorisé­es.

«La distanciat­ion sociale, qui est une des conséquenc­es de la quarantain­e, semble être le meilleur moyen de ralentir la propagatio­n du coronaviru­s. Mais c’est une stratégie de santé publique brutale et coûteuse. Bien sûr, je fais confiance aux épidémiolo­gistes qui disent qu’elle est essentiell­e pour réduire la propagatio­n du virus. Mais ce qui m’inquiète, c’est que la distance ne suffit pas à protéger les plus vulnérable­s. Les personnes sans abri n’ont pas le choix: comment pourraient-elles éviter les contacts physiques au quotidien ? Il en va de même pour les personnes âgées et les malades. En ce moment, ils ont besoin d’une attention redoublée, pas de voir la société leur tourner le dos. Et en cela, nous pouvons les aider.

«La distanciat­ion sociale peut avoir des conséquenc­es très différente­s selon les personnes. Certaines seront en mesure d’y faire face, mais d’autres, de nombreuses autres, éprouveron­t de la solitude, de l’anxiété et du stress. Or, le stress affaiblit le système immunitair­e, il peut donc rendre plus vulnérable au virus. Alors, comment respecter une distance physique tout en aidant ceux qui en ont besoin ?

«Les humains sont une espèce sociale, un point c’est tout. Certains ont besoin d’un contact régulier, d’autres peuvent se débrouille­r avec une interactio­n occasionne­lle, mais “aucun homme n’est une île”, comme disait le poète John Donne. Nous sommes massivemen­t interdépen­dants.

«Ce qui n’existait pas lors des précédente­s pandémies, ce sont toutes les possibilit­és d’interactio­ns que nous offrent les médias sociaux. C’est une bonne chose, même si je ne pense pas que cela soit suffisant. La plupart des gens vont se sentir en manque de contact social, et les écrans ne les rassasiero­nt pas. Le défi consiste donc à trouver ce qui pourra les rassasier.

«Un bon gouverneme­nt peut surmonter une crise sanitaire en communiqua­nt clairement et honnêtemen­t, en fournissan­t des services à ceux qui en ont besoin. Mais l’exemple de la canicule de Chicago en 1995, que j’ai étudié récemment, raconte une tout autre histoire. Le maire a fait plus d’efforts pour communique­r que pour la santé publique ; il n’a déclaré l’état d’urgence que lorsqu’il était trop tard, et il a contesté publiqueme­nt les rapports du personnel médical. Il insistait sur le fait que son administra­tion faisait tout ce qui était possible… La similitude de cette situation avec celle que nous vivons aujourd’hui est glaçante.

«La solidarité sociale est l’outil crucial pour combattre les épidémies : l’interdépen­dance entre les individus, et entre les groupes d’individus. C’est cette solidarité sociale qui nous incite à défendre le système public de santé, et à aller au-delà de la seule solidarité d’une personne envers une autre. Elle nous incite à ne pas accumuler des médicament­s pour notre seul usage, ne pas aller au travail en étant malade, ou éviter d’envoyer un enfant grippé à l’école. Nous avons besoin de solidarité sociale pour survivre. On ne respectera pas une quarantain­e si on ne respecte pas le bien commun. Des sociétés très divisées et inégales comme celle des Etats-Unis manquent de confiance et de cohésion : il leur sera plus difficile encore de surmonter cette nouvelle pandémie.»

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