Sonia Ezgulian s’éprend de la graine
Cette cuisinière autodidacte, auteure et ancienne journaliste, a rassemblé, dans son dernier ouvrage, les recettes qu’elle invente depuis le potager de son père, près de Lyon, hérité de ses grands-parents arméniens et qui l’accompagne depuis son enfance. Une source d’inspiration qui semble sans limite.
En ces temps de confinement, où l’on ouvre plus souvent une boîte de petits pois, on a tous, plus ou moins consciemment, le souvenir d’un jardin où nous menaient les pas de l’enfance entre les rangs de haricots, les pieds de pommes de terre, les bouquets d’oeillets d’Inde. Et revient aussi l’image douce des belles cosses de petits pois que l’on égrenait avec les aïeux avant le bonheur du clafoutis aux fruits de l’été à l’heure du goûter.
Un livre dit tout cela et bien plus encore. Tout à la fois joyeux, avec une touche délicate de nostalgie et au titre étrangement prémonitoire – Vivre(s), comme les vivres que sont les légumes et les fruits en bocaux du potager ; vivre comme ce cycle du jardin venu du fond des siècles: préparer la terre en la retournant, semer, prendre le temps de regarder pousser, fleurir, mûrir et récolter. Vivre(s) est à la fois une histoire simple et universelle, celle de l’auteure, Sonia Ezgulian, et de sa famille que tout, de la cuisine aux sentiments, ramène toujours au jardin de SaintGenis-Laval (Rhône), à une dizaine de kilomètres de Lyon. «Les jardins potagers ont jalonné ma vie; ils m’ont enseigné les valeurs qui m’ont forgée, encouragée dans la voie que j’ai choisie, ont allégé mes chagrins et nourri mon irréductible optimisme», explique cette ancienne journaliste, devenue cheffe puis écrivaine de ses propres saveurs empreintes de bon sens, de poésie et d’une imagination sans limite.
Destin facétieux.
Dans les premières pages de Vivre(s), Sonia Ezgulian est une petite fille dans les bras de Mémé Payloun, sa grandmère, qui fut en quelque sorte la
première graine du destin du jardin familial. En 1915, Payloun a environ 5 ans (elle n’a jamais su sa date de naissance exacte) quand ses parents sont tués par les Turcs lors du génocide arménien. La petite orpheline grandit au Liban où elle est domestique. A l’époque, il n’y a ni Facebook, ni réseaux sociaux. Mais un cousin émigré en France la retrouve. L’adolescente remonte la vallée du Rhône comme des milliers d’Arméniens apatrides qui forment des communautés à Marseille, Valence, Lyon et SaintGenis-Laval où elle rencontre Hampartzoum, le grand-père de Sonia. Ils auront sept enfants, construisent eux-mêmes leur maison et cultivent un grand jardin. La nuit, Hampartzoum travaille dans une usine de boîtes de conserve; la journée, il se fait maraîcher pendant que Payloun vend leurs légumes sur les marchés. Tout le monde met la main à la terre dont Nicolas, né en 1942, le père de Sonia. Il devient ramoneur et, à la morte saison, il fait des chantiers sur les routes. C’est ainsi qu’en 1966, il rencontre
Babeth en Auvergne, serveuse dans un restaurant routier. Dans la pénurie de Mai 68, Nicolas vole un peu d’essence pour être présent auprès de Babeth quand elle accouche de Sonia. Ils auront un fils en 1971. Du plus loin qu’elle se souvienne, Sonia revoit sa grand-mère allumer le fourneau à bois le matin et déposer sur la fonte des peaux d’orange pour parfumer la maison où elle cuisine toujours pour dix, douze personnes, les enfants, les cousins, les amis. Il y a un rituel quotidien immuable : la préparation du madzoun, ce yaourt pilier de la cuisine arménienne que l’on confectionne avec le lait cru de la ferme voisine. Sonia apprend à y tremper le petit doigt pour en mesurer la température qui doit être ni trop chaude ni trop froide. Des plats de tous les jours, elle se souvient des haricots verts du jardin accompagnés des oeufs de la basse-cour avec un peu de pastirma, le boeuf séché et épicé des cuisines levantines. Il y a aussi ce plat de fêtes que sont les mantis, de minuscules raviolis arméniens tout à la fois croustillants et fondants : «C’est une des premières choses que ma grandmère m’a apprises, raconte Sonia. Elle disait que la pâte devait avoir la texture du lobe de l’oreille.» L’enfance est heureuse sous la tonnelle où l’on prend le café, où l’on met les feuilles de vigne en bocaux pour en faire plus tard des dolmas en les farcissant de viande hachée et de riz. Mais quoi de plus normal qu’à l’âge rebelle, on rechigne à équeuter les haricots. «J’ai longtemps détesté faire le jardin, ironise Sonia. Je ne me rendais pas compte du trésor que c’était. A 15 ans, si je voulais sortir, mon père me disait “tu désherbes d’abord deux rangs de poireaux”». Après des études en communication, elle «monte» à Paris. Fille de prolo, sans piston, elle est aidée par le destin, parfois facétieux : elle dégote un stage à Paris Match grâce à un cousin plombier qui a dépanné un studio photo. Elle y restera dix ans, fondant la rubrique gastronomique avant de prendre la décision de changer de vie dans… un jardin : «Je suis allée déjeuner chez la maman du chef Mario Muratore à Pigna, un village de montagne en Italie. J’y ai découvert un jardin extraordinaire comme je n’en avais jamais vu, avec des dizaines de sortes de basilic, des légumes plus beaux les uns que les autres. J’y ai compris l’essentiel et le lien qui unit jardinier et cuisinier.»
«Sous le figuier».
En 1998, Sonia et son compagnon Emmanuel Auger, qui a fait les photos de Vivre(s), ouvrent leur restaurant Oxalis à Lyon. Vingt couverts, une carte courte, pas de «plat signature» mais une cuisine du marché, du jardin, beaucoup de végétal. De quoi dérouter l’establishment gastronomique lyonnais. Mais entre Saône et Rhône, on s’éprend de sa «carotte dans tous ses états» où les tiges blanchies se marient avec la sauce soja, les épluchures deviennent un chutney, les fanes une salade, le coeur une purée, le tout accompagné de Saint-Jacques. Nicolas, le père, n’est jamais loin. Il apporte ses légumes dont ce trésor qu’est le pourpier en Orient alors qu’à Lyon on le considérait comme une mauvaise herbe. Il fait aussi la plonge. Huit années plus tard, douze heures par jour aux fourneaux d’Oxalis, ils arrêtent, épuisés, après «cette belle tranche de vie». Ils se font consultants pour la restauration mais, surtout, Sonia écrit des pépites de bouquins dont un manuel Anti-gaspi (Flammarion, 2017). Vivre(s) est comme un livre ouvert sur ce jardin familial où toujours s’en retourne Sonia pour «reprendre racine. J’y ai appris la patience, que tout ne s’obtient pas d’un coup de clic. Il m’a fallu deux ans pour que mes artichauts daignent fleurir». Ce
«jardin de curé»,
comme elle le décrit, a ses rituels saisonniers :
«Chaque année, dès le mois de mars, débutent les tractations quant au nombre de rangs attribués à la famille et ceux qui me sont réservés. Parce qu’en fait, les légumes que je fais pousser n’intéressent pas mon père (“Pfff… quels chichis ces tomates jaunes ou noires, les rouges sont bien meilleures !… Tout ça pour ça, des aubergines pas plus grosses que mon petit doigt !”) et effraient ma mère (“Mais comment je dois cuisiner ces aubergines violettes ou blanches?… On vous les laisse, on préfère nos légumes”). Pourtant, je cuisine souvent chez mes parents, mais je n’ai pas réussi à les convertir aux poivrons longs des Landes ou aux aubergines rondes à oeufs !»
Il y a aussi les barbecues du dimanche où Nicolas Ezgulian est le maître du feu avec le bois qu’il a ramassé dans la semaine. Parmi les monuments de la cuisine arménienne, sa fille glisse ses propres recettes comme des sardines enveloppées dans des feuilles du figuier du jardin dont elle écrit : «J’aime particulièrement cuisiner sous le figuier. […]. Au fil de la matinée et des papotages avec mes parents, les différents membres de ma famille, les amis de passage, le repas s’esquisse un peu. Une salade de tomates avec les derniers petits pois du jardin, quelques oignons frais et une brassée d’herbes fraîches. Dans un saladier, je malaxe longuement de la viande hachée avec du boulghour fin, du persil, de l’oignon, du cumin, de l’huile d’olive. Les brochettes orientales keftas s’alignent sur un lit de feuilles de figuier en attendant leur passage sur les braises.»
Sonia Ezgulian a auto-édité Vivre(s)
sous forme de souscription en série limitée et numérotée. Aujourd’hui, elle songe à la suite sous la forme d’une version audio qui donnerait davantage de voix au souvenir de Mémé Payloun et au jardin de Nicolas où, dit-elle, «rien ne remplacera jamais le goût des petits oignons frais, le premier légume du printemps». •