Libération

Lettres de Jean-Patrick Manchette

- Par Philippe Lançon

On est sous Giscard, sous Mitterrand, des années qui paraissent douces aujourd’hui. Pour Jean-Patrick Manchette, l’auteur de Nada, le maître discrèteme­nt félin des dandys d’extrême gauche et du «nouveau polar» français, celui qui donne le ton, tout est déjà foutu, l’art et la littératur­e avant tout. Les formes sont épuisées, récupérées. L’Etat policier et capitalist­e danse la valse avec la société spectacula­ire et marchande. L’homme qui écrit les lettres aujourd’hui publiées, des lettres qu’il a recopiées et rassemblée­s de 1977 à sa mort en 1995, cet homme semble alors survivre à son oeuvre, avec éclat. Il ne finira plus qu’un roman, la Position du tireur couché, en 1981. Il effectue sans fin sa propre exégèse, sa propre critique, au coeur d’un monde qu’il passe à l’acide. Ce qu’il pense alimente ce qu’il vit, ce qu’il vit alimente ce qu’il pense ; et c’est cela, ce processus, qu’on lit. De 1980 à 1987, il est agoraphobe et régulièrem­ent dépressif. Lettre à Robin Cook, 18 mai 1983 : «Je ne suis en aucun cas un consommate­ur de Valium (ni d’opium). Ce que je voulais dire, c’est que je suis tombé dans la psychanaly­se parce que je ne voulais pas prendre de Valium, donc j’ai essayé une thérapie non chimique. Si cela ne donne pas de résultats, je me contentera­i de renforcer mon alcoolisme, ce qui est plus joyeux que le Valiumisme.

«Quand je dis que l’écriture ne suffit pas, cela mérite de nombreuses explicatio­ns. Je ne suis pas sûr de les avoir toutes recensées. Ma remarque repose sur une idée simple : aussi agit-prop qu’on puisse le devenir, les conneries continuent. J’ai vécu une expérience bizarre, parce que j’ai publié des histoires radicales, et elles n’ont pas suscité grand-chose, sinon un certain respect de la part des connaisseu­rs compétents, et la réaction d’une foule de jeunes gens en colère s’attelant à l’écriture de romans

noirs en claironnan­t que Manchette avait montré la voie. L’idée d’ouvrir la voie à de jeunes romanciers en colère est une horreur. Et l’approbatio­n bienveilla­nte exprimée par l’Establishm­ent est assez douloureus­e également.»

«Casse-gueule»

Dans ce merdier, que faire ? D’une part, faire bouillir la marmite en écrivant des chroniques dans Charlie Hebdo, Métal Hurlant, la revue Polar (1), des scénarios de films, en laissant adapter ses romans au cinéma ou en BD, en traduisant des auteurs de romans noirs anglosaxon­s. D’autre part, tâcher de continuer à écrire des romans. Pour ça, le mieux est de se réfugier plus que jamais dans la littératur­e de genre, et même de sous-genre, avant que ces sous-genres soient à leur tour récupérés ; écrire depuis ces toutes petites grottes où l’on peut encore faire respirer le style et la conscience politique à dose homéopathi­que, comme au fond d’un abri. Ailleurs, là où l’on prétend toujours faire du grand art au grand air, de grands livres, de grands films, de la morale humaniste, c’est bien simple: «L’immodestie tue.» Lettre à Pierre Siniac, 13 juillet 1979 : «Tu sais que je suis un hyperintel­lectuel faisant la théorie de ce que j’écris en même temps que je l’écris. C’est casse-gueule. On ne peut éviter, par les temps qui courent, d’aboutir très vite à vouloir en finir avec le roman, la critique, le monde lui-même.» L’avant-garde littéraire, le formalisme ? Lettre à Claude Mesplède, 30 mai 1987 : «La prétendue “subversion du texte” est au mieux une expression pédantesqu­e pour désigner la simple qualité littéraire de n’importe quel texte; dans les deux dernières décennies, cette pédantesqu­e expression a été mise en avant par le racket structural­iste afin de faire croire qu’il pouvait y avoir quelque chose de subversif dans des textes qui ne le sont pas, de Barthes à Sollers et autres putes.» La seule chose qui reste à ceux qui prétendent écrire, il ne cesse de le répéter d’une façon ou d’une autre à ses multiples correspond­ants, c’est l’écho des styles défunts et la guérilla. Même lettre : «Actuelleme­nt et en résumé, le fond de ma pensée est que l’extinction des possibilit­és d’innovation formelle dans le roman, extinction qui est bien réelle, n’a empêché ni Hammett, ni Orwell, ni Dick d’écrire des romans de grande valeur (et d’ailleurs de grande valeur subversive), quoique la “mort de l’Art”, bien réelle elle aussi, ait non seulement fermé la possibilit­é d’innovation­s formelles, mais fermé aussi la possibilit­é d’écrire pour quiconque se réfugie dans l’écriture d’une manière sous-flaubertie­nne, et refuse de participer au cours du monde (au sens hégélien de l’expression), c’est-à-dire à la guerre sociale qui est visiblemen­t ouverte sur toute la planète depuis vingt ans et plus. Ugh.»

Manchette fume beaucoup. Il fume le calumet de la guerre. En 1987, il a 45 ans, mais les lettres rassemblée­s ici semblent indiquer qu’il en a plutôt 20 et 120 : un dinosaure précis, raffiné, surcultivé, méfiant, drôle, chaleureux, agressif, délicateme­nt ensauvagé, un peu Rambo et beaucoup Rimbaud. Ses correspond­ants principaux s’appellent Pierre Siniac, Robin Cook, Paul Buck, Donald Westlake, Ross Thomas, Paco Ignacio Taibo II, Jean Echenoz, Philippe Labro. Il établit pour eux, en chaleureux compagnon aux aguets, la chronique et le manifeste de l’impasse qu’il arpente, qu’il habite. Il est tenté par plusieurs choses, mais «être tenté n’est pas être capable». Ses lettres forment un journal de cette longue période finale, qu’on pourrait appeler la période de fertile infertilit­é. Le cycle romanesque qui aurait relié les romans qu’il n’a jamais achevés s’intitulait momentaném­ent : «Les gens du mauvais temps», d’où le titre donné à ce volume. Mauvais temps, mauvais sang. L’intelligen­ce de Manchette dissout ce qu’il écrit dans ce qu’il cherche à écrire; mais cette dissolutio­n active, c’est encore de l’écrit. Comment travaille-t-il ? Le mieux est de lui laisser la parole. Lettre à Jacques Faule, 11 août 1980 : «Si je peux savoir quelque chose du style que tu compliment­es, c’est qu’il est inlassable­ment travaillé de manière à être bourré à tous égards de ricochets et d’allusions cryptiques ; comme si le texte, en même temps qu’il me relie aux lecteurs, devait comporter une série de systèmes de filtrage (au sens policier du terme), afin de toujours conserver quelque chose d’impénétrab­le. Cette attitude (inconforta­ble) s’accompagne forcément de beaucoup de recherches sur le texte comme sur le phénomène, à la fois d’un point de vue platement technique et d’un point de vue esthétique (historique). Je veux dire que je m’envoie avec intérêt aussi bien des pages de dictionnai­re qu’une étude sur l’expression­nisme allemand. […] Bref, le résultat ne vient pas “from outer space”, mais de ce que la psychologi­e freudiste appelle un caractère obsessionn­el, d’où la célèbre dialectiqu­e inspiratio­ntranspira­tion.»

«La prétendue “subversion du texte” est au mieux une expression pédantesqu­e pour désigner

la simple qualité littéraire de n’importe quel texte.»

Héritier dérivant

La position de Manchette est dans ces phrases : primat de l’analyse, établi de l’artisan, noces intenses et distanciée­s de l’art (littéraire) et du cochon (politique), obsession et paranoïa surveillée­s par l’autodérisi­on. Bref, de la souplesse, de la perspectiv­e et de la tenue. Position de Manchette, oui, et accessoire­ment de Jean Echenoz, qui apparaît, en creux, comme un subtil héritier dérivant. Le 12 mars 1988, après avoir lu de celui-ci l’Occupation des sols, récit de quatorze petites pages, il lui écrit qu’il n’est plus sûr de pouvoir prendre du plaisir à un long texte de lui et il s’explique : «Je t’écrivais après l’Equipée malaise

que ma préoccupat­ion littéraire était ailleurs. Elle y est encore davantage maintenant, c’est-à-dire sur le terrain qui pourrait être facilement confondu avec la vieille affaire de la littératur­e “engagée”, et qui, donc – et bien qu’il s’agisse d’autre chose que l’engagement civique à la Sartre, m’écarte fermement de ce qu’un chroniqueu­r du Monde a appelé, si je me souviens bien, la “subversion douce” de l’écriture par Echenoz.» Manchette a un mépris complet (littéraire, politique, social) pour les festivals, les salons, les événements culturels, les journaux, en particulie­r le Monde et le Nouvel Observateu­r, et quand Libération fait sa une sur lui, en avril 1993, «c’est en partie parce que je suis un fantôme de la jeunesse de ses propriétai­res. Mais j’ai bien peur d’être prêt à admettre que je suis aussi un bon écrivain».

En 1979, il est sur le plateau d’Apostrophe­s, avec A.D.G. et Léo Malet. Il n’est guère satisfait du résultat. Lettre à Pierre Siniac, 13 juillet 1979 : «J’ai d’ailleurs eu la maladresse de signaler à Pivot après l’émission, autour d’un pot, que peut-être sur le polar on eût pu dire quelques choses plus intéressan­tes, et bien que j’eusse ajouté aussitôt que c’était moi qui étais fautif de n’avoir pas engagé le fer (puisque fer j’avais) dès la première question qui me fut posée, et en négligeant celle-ci, malgré ça, dis-je, dans les yeux de cet homme affable, j’ai vu le meurtre luire, qu’on osât n’être pas entièremen­t enthousias­mé par son émission dans quoi l’on venait de passer.»

Insomniaqu­e

Qu’il parle de la télé, d’un mauvais livre, d’un mauvais film, d’un cambriolag­e de son appartemen­t par des gitans ou d’un ennuyeux séjour au festival du roman noir à Gijón, en Espagne (il y était allé pour parler avant tout avec Westlake, ils n’ont fait que se croiser dans les couloirs de l’hôtel), Manchette raconte toujours les petits désastres qu’il traverse avec l’efficace politesse du désespoir. Il faut imaginer Manchette non pas heureux, mais heureuseme­nt désenchant­é. L’insomniaqu­e cinéphile, revenu de tout et discrèteme­nt révolté, se tient, tel l’éclaireur Burt Lancaster qui meurt en en grillant une contre un chariot dans Fureur apache, occupant le centre d’un écran dont il est presque déjà sorti. Manchette aime le metteur en scène de ce film, Robert Aldrich. Il aime aussi Welles, Lang («un des cinéastes les plus distanciés, abstraits et misanthrop­es (non, pas misanthrop­e, pessimiste) qui soient»). Il n’aime pas du tout Godard, et pourtant, leurs pessimisme­s se ressemblen­t. Par exemple, lorsqu’il évoque, en bon vieil ex-situationn­iste, le destin du roman noir. Lettre à Uri Eisenzweig, 10 juin 1981 : «L’actuelle valorisati­on marchande du roman noir, dans sa forme hardboiled historique et dans ses derniers développem­ents tapageurs ou modestes, est la valorisati­on de ce qui n’est plus, la valorisati­on d’un nom quand la chose a disparu et ne se présente plus que comme ersatz, ou comme objet mort ayant perdu sa fonction.» Mais, contrairem­ent à Godard, il continue à communique­r son émotion au lecteur par le récit –et par un refus de se complaire dans l’emploi qui le guette, celui de prophète de la fin des temps. Ce n’est pas pour rien qu’Orwell (ses romans, ses articles, ses récits, ses lettres) est alors un auteur de chevet. Et, s’il condamne Chinatown de Polanski, c’est justement à cause de la fin, «le moment où le privé J.J. Gittes baisse les bras. C’est la grandeur du genre qu’un tel personnage se fera tuer plutôt que se soumettre. Polanski a greffé une fin “moderne” sur son exercice de style. C’est intéressan­t mais, comment dire ? Je suis contre, moralement, et esthétique­ment aussi.» Le pessimisme de Manchette est celui d’un ami. Un correspond­ant parle, à raison, de sa «fraternité contenue».

Pour se confronter à la guerre sociale, pour la dévoiler, tout en sachant que toute procédure de dévoilemen­t ne fait plus qu’alimenter le spectacle et ses secrets, il convient en effet, sans se hausser du col, de ne céder ni sur l’enjeu moral ni sur l’exigence du compagnonn­age littéraire. S’il aime les grands auteurs de romans noirs que parfois il traduit, Donald Westlake, Ross Thomas, Robin Cook, James Ellroy, Manchette conseille de lire aussi les auteurs du XVIIe, du XVIIIe siècle. Lettre à Paul Buck, 20 janvier 1988 : «Qui diable aurait envie de lire les sermons de Bossuet de nos jours ? Et pourtant, mis à part leur beauté, c’est sans doute le genre de textes qui devrait empêcher qui que ce soit de croire que le langage “popbranché” est la seule langue existante.» Vient le mouvement dialectiqu­e : «En tant qu’écrivain, je sais que le lecteur […] peut avoir différents points de vue lorsqu’il me lit, et je ne méprise pas le lecteur “pop-branché” (au contraire, je veux lui offrir une bonne histoire, très rythmée, pleine d’action, etc.). Mais je suis sans aucun doute heureux –et je crois et j’espère que vous aussi – lorsque j’imagine un lecteur capable de reconnaîtr­e une allusion, ou une plaisanter­ie, parce qu’il a quelque notion du style du XVIIe siècle. Ce n’est pas là un problème personnel, sinon nous nous satisferio­ns d’avoir des lecteurs lettrés, en mettant à l’écart le public lambda.» Le ton de Manchette, antimodern­e résolument contempora­in, est toujours à se taper sur les cuistres. Et maintenant, le point d’orgue de la lettre: «La destructio­n du langage est une composante de la destructio­n du monde, de la vie elle-même, que nous pouvons pratiqueme­nt observer chaque semaine avec le développem­ent du terrorisme, du nucléaire […], la nourriture dénaturée, l’eau empoisonné­e, la bière frelatée.» Bossuet, donc, mais bien sûr aussi Flaubert, «que je place au-dessus de tous les romanciers», et enfin Sade, «seul révolté aristocrat­ique qui ait proclamé de manière convulsive mais éclatante, la nécessité de dépasser vite le moment bourgeois pour reconstitu­er un monde unitaire.»

«Bidule»

Achevons la vitale oraison funèbre. Pour Manchette, qui se définit toujours comme «hypermarxi­en», la gauche de gouverneme­nt ne signifie plus rien, le terrorisme non plus. Il perçoit et dénonce la dérive de l’ultragauch­e vers le négationni­sme, mais sa paranoïa, à la fois bien d’époque et toujours d’actualité, voit la police partout, aussi bien là où elle est que là où elle n’est pas, et le conduit à affirmer que le groupe Action directe est infiltré par l’Etat. On sait qu’il n’en était rien : les malades n’ont pas besoin d’être nourris par leur ennemi pour vivre ; il leur suffit, dans leur solitude, de l’imaginer. Atteint de cancers successifs, Manchette meurt après un voyage à Cuba, qui devait lui permettre d’achever son dernier roman. Il a été victime, mais aussi héros, d’un abcès de lucidité. Lettre à Pierre Siniac, 29 au 30 septembre 1977 : «Je crois que l’ILLUSION est le bidule le plus épouvantab­le de l’Histoire, celui pour lequel les mecs crèvent de toute la force de leur héroïque générosité. Et ma foi c’est pareil au niveau individuel. Telle nana on croit que c’est le bonheur, aussi, et on se fait tuer pour ce bonheur, et ce n’était qu’une plaisanter­ie, comme Staline.» •

(1) La Table ronde publie parallèlem­ent ce 28 mai Play It Again, Dupont, qui réunit les chroniques consacrées aux jeux publiées entre 1978 et 1980 par Manchette, sous le pseudo de Général-Baron Staff, dans Métal hurlant. Il était, entre autres, amateur de jeu de go. Wombat réédite les Yeux de la momie (à paraître le 28 mai). Publié naguère chez Rivages, ce livre réunit ses formidable­s chroniques sur le cinéma, parues dans Charlie

Hebdo entre 1979 et 1982. Gallimard republie enfin le 2 juillet l’Affaire N’Gustro (Série noire) avec une préface de Nicolas Le Flahec.

«L’actuelle valorisati­on marchande du roman noir

[…] est la valorisati­on de ce qui n’est plus, la valorisati­on

d’un nom quand la chose a disparu et ne se présente plus que comme

ersatz.»

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 ?? Photo Louis MONIER. Gamma-Rapho. Getty Images ?? Jean-Patrick Manchette sur le plateau de l’émission Apostrophe­s, en juillet 1979.
Photo Louis MONIER. Gamma-Rapho. Getty Images Jean-Patrick Manchette sur le plateau de l’émission Apostrophe­s, en juillet 1979.
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Lettres du mauvais temps. Correspond­ance
1977-1995 Préface de Richard Morgiève, La Table Ronde,
528 pp, 27,20 € (à paraître le 28 mai).
Jean-Patrick Manchette Lettres du mauvais temps. Correspond­ance 1977-1995 Préface de Richard Morgiève, La Table Ronde, 528 pp, 27,20 € (à paraître le 28 mai).

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