Libération

Jacques Rancière «Le paysage est une métaphore de la coexistenc­e entre les individus»

- Recueilli par Catherine Calvet Dessin Beya Rebaï

A l’heure du déconfinem­ent, comment nous représento­ns-nous ces paysages qui nous sont encore interdits ? Dans son nouvel ouvrage, le philosophe invite à une promenade historique dans les jardins européens du XVIIIe et du XIXe siècle, quand cet art était considéré comme faisant partie des beauxarts. Une exploratio­n qui, au fil des révolution­s française et anglaise, fait aussi apparaître des données sociales et politiques.

Et si ces deux derniers mois de confinemen­t nous incitaient à «cultiver notre jardin» ? Le philosophe Jacques Rancière propose dans son dernier ouvrage, le Temps du paysage, aux origines de la révolution esthétique (éd. la Fabrique), une promenade historique dans ces paysages européens du XVIIIe et du XIXe siècle, et surtout dans leur représenta­tion que furent les tableaux mais aussi les jardins. Comment nous représento­ns-nous ces paysages où nous ne sommes plus physiqueme­nt puisqu’ils nous sont encore interdits ? L’auteur s’intéresse à une période brève où l’art du jardin fit partie des beaux-arts.

En effet, en 1790, en pleine Révolution française, le philosophe allemand des Lumières, Emmanuel Kant, fait entrer l’art du jardin au rang des beaux-arts alors qu’il n’était jusque-là qu’une partie de l’architectu­re. Une parenthèse très riche philosophi­quement car, en faisant son entrée dans l’art, la nature pourrait être, elle-même, artiste. La lecture de ce livre constitue une échappée belle en ces temps repliés de coronaviru­s.

Cet ouvrage s’inscrit dans le prolongeme­nt d’un précédent travail sur les mutations dans l’art à la fin du XVIIIe siècle. En quoi cette période est-elle un tournant clé ?

Cet ouvrage vient en effet après Aisthesis, scènes du régime esthétique de l’art (Galilée, 2011), je continue aujourd’hui avec ce nouveau livre de rendre compte du changement de paradigme de l’art entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle. C’est le moment où l’on passe du régime représenta­tif de l’art au régime esthétique de l’art. Le régime représenta­tif est un régime normatif qui définit les choses que l’on peut représente­r et les formes sous lesquelles on doit les représente­r selon leur plus ou moins grande dignité. C’est un régime hiérarchiq­ue, qui s’accorde avec une hiérarchie sociale. La révolution esthétique détruit cette hiérarchie. Tout sujet, même le plus vulgaire, devient digne d’intérêt et l’art s’adresse à n’importe qui. Mais surtout l’art n’est plus défini d’une manière technique comme un ensemble de moyens de faire, propres à assurer la réussite des oeuvres. Il est défini comme un monde sensible, un monde commun d’un genre nouveau. Un produit de l’art devient un regard porté sur le monde et proposé à d’autres, une forme d’expérience sensible plutôt que le résultat d’une idée matérialis­ée selon des règles.

Ce moment de bascule est assez bref.

II est bref pour ce qui concerne le rôle donné aux jardins: quelques dizaines d’années entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe. Mais il est décisif pour l’idée de l’art qu’il tire hors d’un modèle architectu­ral. Le jardin à la française, celui dont Versailles est l’exemple, était pensé en termes architectu­raux, comme le prolongeme­nt d’un palais. C’était un prodige d’ingénierie, soumis à des lois géométriqu­es. Mais, pour cela même, il restait en marge du domaine des beaux-arts. Quand Kant l’y fait entrer en 1790, c’est en l’éloignant de l’architectu­re, en le rangeant dans l’art de la peinture qui est un art de l’apparence. Contrairem­ent à l’architectu­re, le jardin a seulement l’apparence d’une finalité déterminée. Il ne se présente pas comme une oeuvre de volonté. Bien sûr le jardin est construit, mais à l’imitation du paysage naturel qui, lui, n’est pas l’oeuvre d’une volonté. Avec le paysage, le non-voulu, le non-fait entre dans l’art où il jouera désormais un rôle essentiel

La nature est donc elle aussi artiste ?

Oui, et c’est une révolution. Au XVIIe siècle encore, la nature n’avait rien à voir avec les ruisseaux, les champs, les arbres… La nature, c’était l’ordre des choses, un enchaîneme­nt de causes et d’effets que l’art devait imiter dans ses propres compositio­ns. Au XVIIIe siècle, elle va s’identifier au contraire à la liberté, à ce qui est le contraire de l’artifice humain. Le paysage est l’oeuvre d’une artiste d’un genre nouveau, la nature, qui fait du beau parce qu’elle ne veut pas faire de l’art. C’est cette nature toute nouvelle que l’art des jardins se propose d’imiter.

Ce tournant s’illustre avec le succès du jardin à l’anglaise ? Le jardin à l’anglaise prétend imiter la vraie nature contre le jardin absolutist­e, géométriqu­e, à la française. Il va opposer la ligne courbe à la ligne droite et un paysage de contours adoucis, de vallonneme­nts moelleux et de lignes serpentine­s à la raideur géométriqu­e de Versailles. Il se présente ainsi comme une métaphore de la monarchie, supposée libérale, anglaise. Ce jardin serait à l’image d’une société où il n’y a pas de séparation radicale entre les classes, mais une gradation insensible entre le haut et le bas de la société Certains diront que ces aménagemen­ts imitant la nature sont finalement aussi autoritair­es et aussi architectu­raux que ceux des jardins à la française ?

Bien sûr, ce jardin libéral est, en fait, tout aussi autoritair­e que l’autre : pour arranger ces grands espaces dégagés, ces pièces d’eau sinueuses et ces vallonneme­nts, il faut abattre des arbres, terrasser, creuser, aplanir et transforme­r complèteme­nt le paysage. C’est pourquoi, à la fin du XVIIIe siècle des théoricien­s anglais partent en guerre contre le «jardin à l’anglaise». Ils lui opposent les «scènes» créées par la nature ellemême et caractéris­ées par l’absence de sélection des végétaux, le libre déploiemen­t des arbres qui s’entremêlen­t, l’absence de limites marquées: une démocratie de la nature contre la tyrannie des architecte­s de jardins et des propriétai­res. Car ces nouveaux parcs paysagers se développen­t en même temps que les nouvelles enclosures qui mettent les pauvres à la porte d’espaces jusque-là partagés.

Comme une affirmatio­n des frontières de la propriété ?

C’est le dernier épisode de l’histoire des «enclosures» qui a commencé en Angleterre au XVIe siècle et connaît un nouveau développem­ent avec les débuts de la révolution industriel­le. Les clôtures enlèvent aux pauvres l’usage des commons où ils pouvaient faire paître des bêtes, trouver de la nourriture, du bois, etc. Les propriétés des riches qu’ils traversaie­nt pour rentrer chez eux sont maintenant clôturées par des palissades qui obligent les paysans à de longs détours. Et des haies de conifères raides ont pris la place des grands chênes qui leur donnaient de l’ombrage. Même chez les végétaux il y a lutte de classes ! Ce changement de décor ne permet plus la métaphore d’une société tranquille, aux rapports apaisés entre les différente­s classes sociales, mais fait apparaître le vrai visage de la propriété privée.

La rigidité du jardin à la française peut-elle expliquer la radicalité de la révolution en France en opposition à une révolution plus graduée, plus progressiv­e en Grande-Bretagne ? C’est en tout cas ce que disent les Anglais. Le grand théoricien de la monarchie libérale, Edmund Burke, est aussi le théoricien de la ligne serpentine. Sa Recherche philosophi­que sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, publiée en 1757, a beaucoup influencé l’art des jardins à l’anglaise. Or, en 1790, dans ses Réflexions sur la Révolution de France, il va dénoncer les révolution­naires français en disant qu’ils procèdent par la ligne droite et le nivellemen­t, comme les architecte­s des jardins monarchiqu­es français. Il y oppose bien sûr le libéralism­e de la ligne courbe des jardins et de la monarchie anglaise. Mais, pendant ces mêmes années révolution­naires, d’autres en An

gleterre dénoncent le despotisme propriétai­re et nobiliaire à l’oeuvre dans ce prétendu libéralism­e.

Le paysage est aussi une donnée sociale et politique ?

Oui, le paysage est pensé à l’époque comme une forme de coexistenc­e entre les éléments et les végétaux qui fournit une métaphore de la coexistenc­e entre les individus. C’est l’image d’une société pacifiée, fidèle à une nature qui n’est plus contrainte mais liberté. Burke l’applique à la monarchie anglaise. Mais, la même année 1790, le jeune poète Wordsworth en reconnaît les traits dans les campagnes et les fêtes de la France révolution­naire. Et Rousseau a associé l’harmonie des jardins «naturels», mais aussi celle du paysage sublime des montagnes, à un idéal républicai­n.

Cette période du jardin comme faisant partie des beaux-arts et initiée par Kant prend fin quarante ans plus tard avec Hegel. Ces deux philosophe­s servent en effet de repères chronologi­ques dans l’histoire esthétique du paysage. Dans les années 1820, Hegel réintègre l’art des jardins dans l’architectu­re et en voit le modèle dans les grands parcs de la monarchie française. Pourtant Hegel avait été dans sa jeunesse un partisan de la Révolution française et un admirateur du paysage sublime. Mais, avec le temps, il s’est converti et il va laisser la passion du sublime aux seuls romantique­s. Avec lui, la nature n’est plus une artiste. L’art est seulement une oeuvre d’esprit. C’est un peu l’acte de décès de tous les grands enthousias­mes et de toutes les grandes espérances de la période révolution­naire.

Il a été beaucoup question récemment de végétalise­r les villes. Peut-on imaginer un nouveau «jardin urbain» ?

La «végétalisa­tion» urbaine répond surtout à un objectif général de lutte contre le réchauffem­ent climatique et à un objectif particulie­r de gentrifica­tion. On est très en deçà des programmes philanthro­piques du XIXe siècle avec les grands parcs à l’anglaise, du type Buttes-Chaumont, aménagés pour rendre un peu de nature et d’air pur aux pauvres enfermés dans les villes industriel­les.

Comment analysez-vous cette période de crise ? Et comment avez-vous vécu ce confinemen­t? Je la vis comme un moment où il vaut mieux suspendre les grandes analyses sur les rapports entre l’homme et la nature. La nature, en ce moment, c’est les fleurs accrochées à mes fenêtres et le merle qui chante dans la cour. Comment analyser sérieuseme­nt l’état du monde quand on est dans une situation où l’on n’en voit rien par soi-même ? •

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 ??  ?? Le Temps du paysage, aux origines de la révolution esthétique de Jacques Rancière éd. la Fabrique, 135 pp., 14 €.
Le Temps du paysage, aux origines de la révolution esthétique de Jacques Rancière éd. la Fabrique, 135 pp., 14 €.

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