Libération

Ecoutez la voix de Helin Bölek, morte à 28 ans

- Par Sylvain Prudhomme Ecrivain Cette chronique est assurée en alternance par Jakuta Alikavazov­ic, Thomas Clerc, Tania de Montaigne et Sylvain Prudhomme.

Helin Bölek, la chanteuse vedette de Grup Yorum, est morte le 3 avril, à 28 ans seulement, après 288 jours de grève de la faim. Ibrahim Gökçek, bassiste du groupe, vient de la rejoindre, le 7 mai, après 323 jours sans s’alimenter. Je ne les connaissai­s pas. Je n’avais jamais vu leurs visages. Jamais entendu leurs noms. Jamais entendu non plus le nom de leur groupe, Grup Yorum, créé il y a trente-cinq ans, en réponse au coup d’Etat militaire de 1980, «au service de tous les peuples opprimés, de Turquie et d’ailleurs», et qui chantait en turc, en kurde, en arabe, en laze et en circassien des chansons révolution­naires longtemps interdites, devenues célèbres dans tout le pays. Je ne savais pas que depuis près d’un an ces musiciens, accusés par le régime d’Erdogan de «terrorisme», victimes d’interdicti­ons de concerts et d’emprisonne­ments répétés, avaient entamé une grève de la faim. Cruauté du Covid : non content de nous abîmer la vie depuis deux mois, il monopolise notre attention et nous rend sourds à ces combats. Des alertes répétées de Pierre Barbancey dans l’Humanité. Une tribune de Valérie Manteau, dans l’Humanité encore. Pour le reste, presque rien, dans aucun quotidien. La mobilisati­on internatio­nale avait pesé lourd dans l’acquitteme­nt de l’écrivaine Asli Erdogan, en février. Pour le Grup Yorum, elle sera restée nulle.

Je venais de terminer un Zoom avec les participan­ts à un atelier d’écriture organisé par une associatio­n d’aide aux migrants : des hommes et des femmes originaire­s de Turquie, de Syrie, du Liban, récemment arrivés en France, en plein apprentiss­age accéléré du français, presque tous en attente de réponse à leur demande d’asile en France. Nous avions décidé d’organiser cet atelier à distance en guise de retrouvail­les, plus de deux mois après la séance au cours de laquelle j’avais rencontré le groupe, début mars. Pendant deux heures, nous avons lu ensemble les histoires écrites pendant les mois qui venaient de s’écouler. L’ambiance était joyeuse, les visages comme toujours sur Zoom ces temps-ci, surpris dans une solitude un peu hagarde. Nous étions 20 en ligne. Il y avait des récits de frontières traversées, de mers franchies, de naufrages. Histoires vertigineu­ses de nuits où tout avait basculé, de journées décisives où s’était jouée l’existence d’une jeune femme, d’un couple, parfois d’une famille entière. Parmi les participan­ts, plusieurs étaient turcs et avaient fait de longs mois de prison après 2016, au lendemain du coup d’Etat avorté, victimes comme les membres du Grup Yorum de la massive répression ordonnée par Erdogan.

Nous nous sommes dit au revoir, avons raccroché. J’ai voulu regarder les dernières nouvelles de Turquie. J’ai lu sur un blog la nouvelle de la mort d’Ibrahim Gökçek ; appris que son épouse, Sultan, était toujours emprisonné­e. Je suis tombé sur le fil Twitter d’un collectif de défense des droits de l’homme : photos du musicien à bout de forces, vidéos d’hommes haineux venus perturber ses funéraille­s organisées pourtant de nuit, jurant de ne pas lever le siège du cimetière tant qu’ils n’auraient pas déterré son corps.

Je ne lis pas le turc. Je ne le comprends pas non plus. J’ai d’abord eu ce scrupule que chacun de nous connaît bien : que cette lutte-là m’était trop étrangère ; que je n’en savais pas assez. Et puis j’ai lu d’autres blogs, d’autres articles, des lettres de soutien. Je me suis rendu à l’évidence : non, ce n’était pas très compliqué. Non, le suicide de deux musiciens révolution­naires persécutés n’avait pas besoin de beaucoup de complément­s d’informatio­n pour me choquer. Allez écouter leur musique, demande Valérie Manteau. C’est bien le moins qu’on puisse faire. J’ajoute : allez regarder sur YouTube les images du grand concert organisé à Istanbul pour le 25 anniversai­re de Grup Yorum. C’était il y aedix ans. Voyez la liesse des 55 000 personnes massées dans le stade du Besiktas. Ecoutez la voix de feue Helin Bölek, alors âgée d’à peine 18 ans. Ecoutez-la chanter Halay Potpori, long morceau où se mêlent des airs de tous les peuples de Turquie. Ecoutez-la chanter Güleycan. Ecoutez Çav Bella, version turque de Bella Ciao, que le stade entier reprend en choeur à la fin. Je ne sais pas les paroles en turc, mais je les sais en italien. Et que tous les gens qui passeront près de votre tombe, Helin et Ibrahim, voyant la fleur poussée dessus, le diront : c’est la fleur de la belle, de la très belle liberté. •

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