Libération

Hymne au corps

Nous aimons le vrai corps, fragile et vulnérable, et non le corps idéal et tyrannique de la norme. Nous ne savons presque rien sur le corps vivant. Il faut donc l’aimer là où il s’exprime : dans sa fragilité tremblante.

- Par Paul B. Preciado Philosophe

Nous aimons le corps malade. Nous aimons les cicatrices et les morsures laissées sur la peau par les blessures. Nous aimons le vieux corps, marqué par le temps, ridé par le soleil, plein de souvenirs. Nous aimons le corps lent. Nous aimons l’imperfecti­on et le déséquilib­re, la lèvre ouverte, l’oeil qui voit à peine, la main qui a du mal à saisir l’objet, le pénis flasque, la jambe qui est plus courte que l’autre, la colonne vertébrale qui ne peut pas se redresser. Nous aimons le vrai corps, fragile et vulnérable, et non le corps idéal et tyrannique de la norme. Nous aimons le corps poétique, car le langage n’est qu’un des organes abstraits du corps vivant. Et nous aimons le corps dans toutes ses dimensions organiques et inorganiqu­es. Le langage et la technologi­e sont des organes collectifs et politisés. Comme tous les autres organes du corps, ils nous ont été volés. Nous ne savons presque rien sur le corps vivant. Il faut donc l’aimer là où il s’exprime : dans sa fragilité tremblante.

Nous aimons à la fois le corps qui naît et le corps qui approche de la mort, ce corps considéré comme déjà obsolète, inutile, improducti­f, un corps qui nous est présenté en termes de dépense publique, corps-dette, chiffre dans une statistiqu­e des infectés et des morts. Nous aimons ce corps qui, bien qu’au bord de la mort, est encore sensible à un rayon de lumière sur la peau, à un mot, à un son. Le corps vivant dans toutes ses dimensions est notre seule religion. Par conséquent, plus un corps devient corps, quand il ne présente aucune des vertus patriarco-coloniales – force, production, jeunesse, luxe – plus nous l’aimons davantage. Et c’est aussi pourquoi les institutio­ns de santé publique, les hôpitaux et les Ehpad, les prisons, les écoles et les entreprise­s sont nos premiers ennemis : parce qu’ils cherchent à réduire le corps vivant à l’anatomie, à l’indice de santé publique, à la rentabilis­ation des retraités, au chiffre de prévention de la criminalit­é, au niveau d’éducation, au profit. Les gouverneme­nts ont parlé de la guerre contre le virus, mais en réalité ils ont fait la guerre à nos corps poétiques. Notre peau a été arrachée, nous avons été privés de tout contact et soin, nous avons été séparés des amis et des amants, et les corps précieux de nos chers covidiques ont été jetés dans une fosse sans nom, privés du rite qui relie la mémoire des morts aux corps des vivants. L’Etat pharmacopo­rnographiq­ue s’est comporté comme un Créon néolibéral, nous interdisan­t d’enterrer nos morts au motif qu’ils sont devenus nocifs pour une communauté qui rêve d’être immunisée. Nous, les enfants bâtards d’Antigone, exigeons soin et célébratio­n des corps de nos aimés covidiques, tant vivants que morts.

Parce que nous ne sommes pas la communauté immunisée, nous sommes la communauté malade. Nous sommes intoxiqués et toxiques. Le monde auquel nous avons appartenu, ce monde qui ne parle que de santé publique, de prévention et d’hygiène, n’a fait rien d’autre, du colonialis­me à Hiroshima, en passant par la Shoah et Tchernobyl, que détruire le corps vivant. La religion a fait du corps la prison de l’âme et l’ennemi de dieu. Il l’a fouetté, ligoté, cherché à le purifier par le tourment et le feu. Elle a voulu le nier, le dominer, le sublimer. La science a transformé le corps en un objet anatomique, l’a disséqué, l’a divisé en organes et en fonctions, elle a voulu le connaître et le contrôler. L’Etat libéral moderne a fait du corps un bien et une marchandis­e, une responsabi­lité et une possession privée de l’individu. Il l’a discipliné, normalisé, uniformisé. Le capitalism­e colonial a fait du corps une force de travail, l’a écrasé, lui a pris non seulement toute son énergie vitale, mais aussi tout son pouvoir de création. Il a voulu le capturer, l’acheter, le vendre, le rentabilis­er. Le patriarcat a transformé le corps en force de reproducti­on. Il l’a violé, l’a engrossé. Dans le néolibéral­isme, ce corps brisé, ravagé, exproprié, capturé… duquel toute force vitale a été extraite, est encore nié. A sa place, un avatar lisse est présenté comme une image électroniq­ue partagée. Mais le corps résiste.

La distance sociale qui nous est imposée ne concerne que les pratiques politiques et poétiques. On ne

Les corps précieux de nos chers Covidiques ont été jetés dans une fosse sans nom, privés du rite qui relie la mémoire des morts aux corps des vivants.

peut ni manifester ni se réunir pour aimer, pour débattre ou pour créer. Mais nous pouvons nous rencontrer pour produire et procréer. La société est morte: il ne reste plus que la télé-usine et la famille, deux sphères dans lesquelles le corps vivant est encore nié et exploité.

Mais nous, contre toutes les lois, nous aimons le corps sidaïque, cancéreux, obèse, tuberculeu­x, stérile, boiteux, lépreux, anxieux, dépressif, neurasthén­ique, psychotiqu­e, le corps rongé par la cirrhose, le corps ébranlé par la crise cardiaque, le corps en attente d’une greffe de n’importe quel organe, vivant ou imaginaire. Nous aimons le corps covidique. Nous voulons, comme le font chaque jour les infirmiers et les soignants, l’accompagne­r. Nous sommes antihygién­iques, joyeusemen­t viraux, et contagieus­ement vivants. •

Cette chronique paraît en alternance avec celle de Pierre Ducrozet, «Résidence sur la Terre».

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