Libération

VOD / «Green Boys», sous le même toi

Ariane Doublet filme l’amitité naissante de deux adolescent­s en Normandie, à mesure qu’ils construise­nt une cabane. Juste et intelligen­t.

- Luc Chessel

Trois personnage­s documentai­res se rencontren­t dans Green Boys, le temps d’un été en Normandie, au bord de la Manche, dans le pays de Caux: Alhassane, un adolescent exilé ici loin de sa Guinée natale, son jeune ami Louka, qui sort de l’enfance et du village d’à côté, pas loin de la mer, et la caméra d’Ariane Doublet, cinéaste cauchoise qui filme dans la région depuis vingt-cinq ans. A eux trois, ils font un film et construise­nt une cabane: la cabane dont on suit ici la naissance étant à l’image du film et inversemen­t. Ils se fabriquent un espace qui soit familier à la fois à Alhassane (qui la conçoit en s’inspirant des maisons de son pays), à Louka (qui voudrait bien y dormir une nuit, pour voir) et à la caméra (qui voit, dans la cabane en constructi­on, un film). Et bien sûr, un «bien sûr» non pas gagné d’avance, mais conquis ou construit par le film, au spectateur, invité à y entrer dans les conditions de la plus franche hospitalit­é. Tout cela suffit à faire un film beau et improvisé comme une cabane dans l’été. On a dit que Louka voulait y passer une nuit, or Alhassane refuse, sachant que la nuit les diables rôdent. Est-ce qu’une cabane suffit à protéger des diables environnan­ts? Et un film, le peut-il? La caméra écoute et ne tranche pas la question, elle a raison. Cabane et film jouent leur rôle jusqu’à un certain point, sans prétendre annuler les menaces du dehors, mais en se montrant capables de les accueillir et de les entendre, tant qu’il y a un peu de lumière.

C’est l’amitié exactement, c’est Green Boys, et c’est bien.

Où le voir? Il paraît que les cinémas sont fermés. Le film, distribué par la société JHR Films, est donc sorti sur dix plateforme­s de vidéo à la demande, où il est facile à trouver. Entre-temps, les cinémas, les distribute­urs, les cinéastes s’inquiètent. Est-ce qu’une cabane virtuelle reste un bon refuge, quand il est le seul qui reste? Finalement, la différence entre un cinéma et une «plateforme de vidéo à la demande» (le nom est bizarre quand la chose ne se conçoit pas encore très bien), c’est que celle-ci reste ouverte toute la nuit. Alhassane nous a averti que la nuit, les diables rôdent. Un ordinateur peut-il être une cabane ? En ce moment, encore plus que d’habitude, on y travaille, on s’y repose, on s’y rencontre, etc. On y fabrique et on y regarde du cinéma. Tout sur le même écran, rassemblan­t, dernier rêve du capital, tous les domaines de la vie comme travail. Si tout est télétravai­l, si tous les télétravai­lleurs sont des spectateur­s et vice-versa, il va falloir se mettre à penser, encore une fois, le télétravai­l du spectateur. Les films, même rebaptisés «vidéos à la demande», et toujours soumis à la loi de l’offre, le feront, ou commencent déjà à le faire, s’ils croient en leur chance : le cinéma, vieux boy qui veut rester éternellem­ent green, peut enfin mourir une deuxième fois. Si l’on en croit la rumeur. En attendant, ici rescapé de tous les naufrages, comme Ariane, Vendredi et Robinson (1), il croit et croira toujours aux cabanes au bord de la mer.

(1) Deux grandes figures de l’inconscien­t colonial, ici plutôt en «colonie de vacances», une expression d’ailleurs deux fois débattue dans Green Boys, film intelligen­t.

Green Boys d’Ariane Doublet sur les différente­s plateforme­s VOD depuis le 6 mai.

 ?? Photo JHR FILMS ?? Alhassane, exilé de sa Guinée natale, et Louka.
Photo JHR FILMS Alhassane, exilé de sa Guinée natale, et Louka.

Newspapers in French

Newspapers from France