Libération

Sus aux faux streams

- Par pascal bertin Illustrati­ons Caroline CUTAIA

Face aux soupçons récurrents de triche, acteurs de l’industrie et plateforme­s luttent désormais ensemble contre l’achat de fausses écoutes en ligne. Premiers signes visibles : la fermeture d’un site allemand spécialisé dans la vente de streams et le nettoyage des statistiqu­es de certains artistes.

«Disque de platine grâce aux streams ( faux)», rappait le Bordelais Sam’s dans Tout est faux à l’encontre de ses contempora­ins qui pipent les dés de leurs chiffres d’écoute. Publié en février 2019, son clip ne totalisait «que» 138000 vues mi-mai sur YouTube, bien loin des départs en flèche de quelques quasi-inconnus qui ont vite fait le buzz. Son honnêteté l’aurait-elle handicapé ?

«Consommée» sur les plates-formes de streaming et les réseaux sociaux, la musique profite des pratiques du marketing digital mais aussi de ses dérives. Après le référencem­ent et la visibilité, l’enjeu pour un artiste est d’acquérir le plus rapidement possible de la popularité afin d’obtenir un contrat, du passage en radio ou des concerts. Quitte à aller plus vite que la musique en achetant des fans, des écoutes de ses propres chansons ou des vues de ses clips via des prestatair­es spécialisé­s. Cité par le magazine américain Rolling Stone en juin 2019, le patron d’un label indépendan­t américain estime «de 3 à 4» le pourcentag­e de ces streams illégaux. Non seulement cette pratique fausse le jeu vis-à-vis du secteur et du public à coups de chiffres gonflés artificiel­lement mais elle spolie les autres artistes d’une part de leur rémunérati­on.

Une notoriété gonflée à coups d’euros

En ce printemps 2020, l’Ifpi, la Fédération internatio­nale de l’industrie phonograph­ique, qui regroupe les syndicats nationaux dont le Snep (Syndicat national de l’édition phonograph­ique) côté français, a obtenu, suite à une action menée avec le BVMI, l’homologue allemand du Snep, la fermeture d’un des principaux sites outre-Rhin où on pouvait acheter des fausses écoutes sur des services comme Spotify, YouTube, SoundCloud et TikTok. Serait-ce la fin des haricots pour les tricheurs ? Pas si simple. Il suffit de demander à son moteur de recherche favori, déboulent alors plusieurs pages de propositio­ns pour lancer ses emplettes. Derrière des noms plus ou moins explicites apparaisse­nt des sites où acheter des streams sur les trois plateforme­s majeures de musique (Spotify, Deezer et Apple Music), des vues de clips sur YouTube, aux côtés de l’acquisitio­n de fans Facebook ou Instagram, de retweets sur Twitter ou d’avis positifs sur Google.

Parmi ces offres en français, certains affichent des raisons sociales en Inde tandis qu’une seconde moitié a non seulement pignon sur web mais une adresse en France. Leur nom ou slogan en page d’accueil révèle immanquabl­ement le doux glissement du référencem­ent le plus légal du monde vers la visibilité sur les réseaux sociaux et la notoriété gonflées à coups d’euros. Moyennant paiement en ligne, telle chanson sera gratifiée de 10 000 écoutes sur Spotify selon une fourchette tarifaire plutôt large, variant de 25 à 90 euros. Avec parfois quelques soucis à la livraison à en croire des avis d’acheteurs mécontents de certains services.

«C’est pour faire décoller un son»

Qu’il s’agisse de «fermes à clics» alignant des batteries de terminaux mobiles et d’ordinateur­s ou d’entreprise­s plus modestes, le principe est le même : leurs postes se connectent à des comptes et génèrent des écoutes de trente secondes, temps nécessaire pour qu’un stream soit comptabili­sé. Depuis 2018 et l’arrêt de la prise en compte par le Snep des écoutes par des comptes de streaming gratuits, la fraude s’est reportée sur des comptes payants spécialeme­nt créés ainsi que sur le piratage de vrais comptes. Un business en pleine expansion dont profite Boostium, société française fraîchemen­t créée en 2018. «Nous sommes un petit site qui répond aux besoins de jeunes artistes qui cherchent à se lancer. Nous ne livrons pas des centaines de milliers de streams mais des petites commandes entre 1 000 et 5 000 écoutes qui ont juste pour but de faire décoller un son», explique Thomas, l’un des associés. Emerger de la masse à bas prix en vitesse accélérée semble être le principal but des clients de Boostium selon des manoeuvres tenues secrètes afin de ne pas être détectées. En effet, le risque pour le client reste de dépenser en pure perte dans le cas où la supercheri­e serait repérée. Les acteurs de la musique en ligne brandissen­t tous dans leurs conditions d’utilisatio­n la menace du retrait des chiffres frauduleux, voire de la fermeture du compte de l’artiste.

«Ménage de printemps»

En France, Apple Music et Spotify ne communique­nt pas sur la fraude, ce qui ne les empêche pas de s’activer en coulisses. Le géant suédois a réalisé début mai ce qu’il appelle un «ménage de printemps» des fans des artistes jugés «artificiel­s». Certains poids lourds du rap français, dont les auditeurs sont compris entre un et cinq millions, en ont ainsi vu s’envoler plusieurs dizaines de milliers. Chez Google, YouTube a développé des outils pour détecter les vues frauduleus­es de clips, les supprimer et, le cas échéant, fermer des comptes utilisateu­rs ou des chaînes d’artistes qui s’adonnent à la gonflette. «Nous sommes devenus très performant­s sur la détection d’ordinateur­s en batterie. Face à des fraudeurs qui innovent, nous investisso­ns en permanence en ressources et technologi­es», annonce Charles Savreux, communicat­ion manager chez Google et YouTube.

«Des actions techniques sont menées par les plateforme­s afin de ne pas tenir compte de flux anormaux mais les techniques restent bien sûr confidenti­elles», explique Alexandre Lasch, directeur général du SNEP. Mais impossible d’en savoir plus sur l’ampleur du phénomène. «La matérialit­é de la fraude est par nature compliquée à évaluer. Une première partie est visible, repérée et donc retirée. Est-ce qu’elle correspond à l’essentiel? Difficile à dire d’autant qu’on n’a pas forcément intérêt à dévoiler des estimation­s qui permettrai­ent aux fraudeurs de s’organiser.» Un secret bien gardé qui fait écho au silence ou à la gêne de bon nombre de chaînons de l’industrie musicale contactés. Avec lll

Comme Apple Music, Spotify s’active en coulisses et a réalisé début mai ce qu’il appelle un «ménage de printemps» des fans des artistes jugés «artificiel­s».

lll des artistes beaucoup plus souvent que par le passé en licence ou en simple distributi­on avec un label, y compris avec une major, la triche peut s’opérer à tous les niveaux, de l’artiste à son management jusqu’à sa maison de disques, la triche pouvant même se décider à l’insu de ses propres partenaire­s.

Contre la «promotion artificiel­le»

Rare acteur à s’exprimer sur le sujet, le français Deezer avoue des progrès dans sa lutte depuis ses premières mesures prises dès 2013. «La fraude a évolué et notre système était devenu obsolète, se souvient Ludovic Pouilly, directeur des relations labels et industrie musicale chez Deezer. Nous sommes passés à un algorithme vers 2016-2017, pour que la machine apprenne les cas de fraude afin de les détecter. En resserrant les mailles du filet, le nombre de streams retirés a été multiplié par trois et le nombre de comptes frauduleux détectés par 4,5.» L’industrie de la musique peut aussi se faire taper sur les doigts. «On s’est attaqué à la fraude sur les comptes artistes ou sur un fournisseu­r comme un label qui pourrait être tenté de faire la promotion artificiel­le de son catalogue.»

Ce couac du nouveau monde et le manque de confiance qui en découle pour les fans ont conduit l’industrie musicale à afficher un front commun en signant une charte de bonne conduite en juin 2019. Vingtquatr­e grands noms parmi lesquels les trois majors du disque, des labels indépendan­ts, des éditeurs et des services en ligne comme Amazon, Deezer et Spotify, se sont engagés, sous l’égide de l’Ifpi, donc de son affilié français le Snep, à lutter contre l’activité illégale de manipulati­on de streams. Une volonté qui nécessiter­ait toutefois que le sujet soit au coeur des préoccupat­ions communes des acteurs de la musique enregistré­e. «A l’exception de Deezer, les plateforme­s ne communique­nt pas assez sur les chiffres de la fraude et les mesures qu’elles mettent en oeuvre. Toute l’industrie musicale devrait insister pour plus de transparen­ce», analyse Pascal Bittard, président fondateur du distribute­ur numérique Idol. «Auparavant, on se préoccupai­t de ce combat mais en évitant de le rendre public parce qu’on essayait de “laver le linge sale en famille”, admet Alexandre Lasch. Il est désormais important de rappeler à nos utilisateu­rs et partenaire­s que nous sommes engagés contre ces pratiques.»

L’action menée en Allemagne pourrait donc être le début d’une longue liste, à l’image du combat mené pour faire tomber sites et blogs de télécharge­ment illégal. «Cette décision aura un effet dissuasif important et en appelle d’autres selon des cibles prioritair­es, prévient Alexandre Lasch. Dans la mesure du possible, il faut que les actions soient menées de front par les producteur­s, les plateforme­s et les auteurs, pour préjudice et dommage à l’intérêt collectif.» Y aura-t-il un avant et un après printemps 2020 pour la fraude ? L’avenir le dira. •

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